Parmi les ancêtres amazighs qui ont marqué l’Histoire universelle, figurent des personnalités inconnues du grand public de chez nous. Pourtant, nous ne ratons pas une occasion de montrer notre fierté de nos grands ancêtres : Massinissa, Jugurtha ou encore Takfarinas, par exemple. Mais qui connait Tertullien, Cyprien et Augustin ? Ou encore Minucius Félix ? Théologien chrétien et Père de l’Eglise.
Marcus Minucius Félix est un écrivain berbère de la fin du IIe ou du début du iiie siècle. Chez nous, on ne sait pas grand-chose de lui. La plupart des gens n’en ont même pas entendu parler. Il était né païen, en Afrique du Nord, probablement en Algérie. Il était établi à Rome et s'est converti au christianisme, avant de devenir écrivain. Il est considéré par les catholiques comme un des trente-trois Pères de l’Eglise. Il fut un des plus célèbres avocats et jurisconsultes de Rome sous l’empire de Septime Sévère, cet autre berbère devenu empereur de Rome. Après sa conversion il mit au service de la défense de la foi chrétienne le talent oratoire qui le distinguait.
L’Octavius
La seule œuvre qui nous soit parvenue de Minucius Félix ou Ameziane Ferhat est intitulée Octavius. Il s’agit d’un livre philosophique racontant un dialogue réel ou imaginaire, dans lequel il montre que sa foi peut se concilier avec la culture traditionnelle, notamment avec la philosophie qui était à son époque considérée au même rang que la théologie. Pour Félix, les grands philosophes ont été les précurseurs de la doctrine chrétienne et ont approché la vérité par leur raisonnement, sans toutefois y parvenir pleinement.
Dans son livre Minucius ne mentionne pas directement le nom du Christ mais montre clairement et indéniablement qu’il était de croyance et de foi chrétiennes. Les spécialistes reconnaissent dans son œuvre un texte de haut niveau littéraire et philosophique, mais sur les dogmes religieux, il n’apporte pas d’idées nouvelles. En fait, son livre relève surtout de l’apologétique, en réfutant les idées et les œuvres philosophiques qui étaient en vogue à son époque tels l’œuvre de Celse, Discours véritable, parfois appelé Discours contre les chrétiens que l'on date de l’an 178. Par une méthode didactique et pédagogique, Minucius Félix a rédigé un ouvrage unanimement qualifié de remarquable, dans lequel il met en scène trois amis qui discutent autour du thème de la foi. L’Octavius est tellement bien rédigé qu’il pourrait très bien être joué dans une pièce de théâtre.
Ferhat, Père de l’Eglise
La beauté de ce texte servira longtemps d’outil d’évangélisation dans les milieux romains. Les chrétiens du premier siècle s’en serviront aussi pour approfondir leur connaissance concernant leur confession. C’est laraison pour laquelle les catholiques le considèrent comme l’un des Pères de l’Eglise, au même titre qu’Augustin ou Cyprien par exemple.
« Depuis le xvie siècle, l'historiographie moderne appelle Pères de l'Église des auteurs ecclésiastiques, généralement (mais non exclusivement) des évêques, dont les écrits (appelés littérature patristique), les actes et l'exemple moral ont contribué à établir et à défendre la doctrine chrétienne. Ils ont exercé une influence considérable sur de multiples aspects de la doctrine chrétienne qui restent « modelés jusqu'à ce jour par l’exégèse patristique » », nous apprend Wikipedia.
Pour être considéré comme Père de l’Eglise, l’auteur devrait satisfaire à quatre exigences principales : avoir appartenu à la période de l'Église antique avant l’apparition des auteurs scolastiques ; avoir mené une vie sainte ; avoir laissé une œuvre entièrement exempte d'erreurs doctrinales, et qui peut servir comme une excellente défense de la doctrine chrétienne ou en être une illustration ; et enfin, avoir obtenu l'approbation directe ou indirecte de l'Église.
Il est intéressant de noter que sur les trente-trois personnalités originaires de tout le monde antique et considérés comme Pères de l’Eglise, cinq sont berbères : Minucius Félix, Tertullien, Cyprien, Lactance et Augustin. Chacun s’est distingué par un apport particulier à la doctrine et à l’enseignement chrétien. Mais le plus grand de tous, de ces trente-trois pères et de tous ceux qui sont venus après, c’est Saint Augustin. Ces cinq berbères ont chacun à sa manière révolutionné la façon de voir et de penser des philosophes et théologiens de son époque. Minucius Félix a été le premier à être originaire de l’Afrique du Nord, parmi ces trente-trois Pères. Augustin est à cet égard l’exemple suprême, puisqu’il a fondé un système de pensée unique en son genre, qu’on appelle l’Augustinisme, et que tous les philosophes, y compris nos contemporains étudient pour apprendre à penser correctement les grands sujets philosophiques.
Discussion entre trois amis
L’Octavius d’Ameziane Ferhat, alias Minucius Félix se présente donc comme un dialogue, une discussion entre trois amis : l’auteur qui est avocat, Octavius, un jeune chrétien, et Cécilius, un prêtre païen. Après ce débat, ce dernier se convertira au christianisme, et la tradition rapporte qu’il a été à l’origine de la conversion de Cyprien de Carthage qui deviendra à son tour également, Père de l’Eglise. Voici un extrait dudit livre.
En vacances à Ostie (port de la Rome antique, situé à l'embouchure du Tibre, à 35 km au sud-ouest de Rome), les trois amis se promènent sur la plage lorsque Cécilius salue une statue du dieu Sérapis, une divinité grèque. Octavius étonné, proteste contre ce geste superstitieux. Cécilius est vexé du reproche d’Octavius. Ils s’asseyent, puis l’auteur se met au milieu comme arbitre, et ils entament la discussion.
Cécilius commence. « Il est impossible de savoir si Dieu existe. Le monde s’est peut-être fait tout seul par hasard. Les bons n’étant pas plus heureux que les méchants, on peut penser qu’il n’y a pas de Providence. Puisque ces mystères nous dépassent, ne nous prétendons pas plus savants que nos ancêtres et faisons comme eux : en adorant tous les dieux des peuples, les Romains ont conquis tous les peuples. La religion romaine est le rempart de l’Empire. L’athéisme est contraire à l’opinion générale, cette nouvelle secte (les chrétiens) est infâme et sacrilège. Il faut l’abolir. Pourquoi les chrétiens ne célèbrent-ils pas leur religion au grand jour ? Ils disent des absurdités sur Dieu : qu’il est partout, voit tout, s’occupe de tout ; et que la fin du monde va arriver. Autres absurdités : ils croient qu’ils ressusciteront, refusent l’incinération, croient à une félicité éternelle après la mort. Si votre dieu vous laisse souffrir, c’est qu’il est soit impuissant soit injuste. Les Romains sont puissants sans son aide, alors que vous êtes misérables. De plus, vous vous privez de plaisirs légitimes (spectacles, fêtes religieuses, parfums…). Soyez plus modestes et plus sensés. Le sage ne se prononce pas sur les choses divines ». Ce débat entre les trois amis pourrait tout à fait être considéré comme également contemporain, puisque la thématique qu’il aborde reste encore d’actualité, à quelques nuances près.
L’auteur lui répond : Ton discours était brillant, mais plein d’erreurs. Tu es dans l’incertitude (crois-tu aux dieux ou non ?). Tu n’admets pas que des ignorants comme les chrétiens parlent de sujets élevés, mais tous les hommes (de tout âge, sexe, ou situation sociale) sont doués de raison. Les philosophes aussi ont été méprisés par les riches. On ne doit pas regarder à celui qui parle, mais à la qualité de ses paroles. Contrairement aux animaux, nous avons une raison qui nous montre que le monde n’est pas le fait du hasard.
L’admirable mouvement des astres et des saisons, la mer, les arbres, la diversité des animaux, la beauté humaine, toute la nature parle de Dieu. La Providence veille à tout en particulier. Il est visible que ce n’est pas l’œuvre du hasard, et qu’un seul être gouverne tout. Dieu est infini, éternel, créateur de toutes choses, insaisissable par l’esprit humain, il est unique et anonyme. Minicius, en bon philosophe érudit cite un texte de Virgile et énumère de nombreux philosophes grecs, qui admettent tous l’existence d’une Providence unique. Les philosophes ont cru à un dieu unique, les chrétiens sont donc philosophes, ou les philosophes ont été chrétiens ! Les fables de l’Antiquité sont contraires à la raison et ont toujours été condamnées par les philosophes. Félix démontre aussi l’absurdité de la religion égyptienne, adoptée à Rome, ainsi que les autres croyances également. Ces fables sont crues par les ignorants et embellies par les poètes, dit-il, tout en énumérant les croyances païennes. Les dieux sont des objets fabriqués en pierre, en bois etc. et notre auteur qui énumère des cultes absurdes. Il fait remarquer à Cécilius que Rome ne doit pas sa grandeur à la religion. Elle s’est construite dans le crime. « Les augures ne sont pas fiables non plus. Si par hasard ils disent vrai, cela vient des démons. Les dieux païens sont des démons, qui incitent les païens à nous haïr. Ils répandent des calomnies contre nous. En réalité, c’est vous qui adorez des animaux et faites des débauches, ce n’est pas nous. Nous ne commettons pas ces turpitudes. Quant à adorer un crucifié : non, nous n’adorons pas la croix ni ne souhaitons y être attachés. Nous ne tuons pas de bébés. Mais vous, vous les tuez à peine nés ou avant leur naissance ». Encore un sujet du 21eme siècle. Puis il ajouta « Les chrétiens sont chastes et monogames. Nos banquets sont sobres. Si notre culte est secret, c’est à cause de vous. Nous ne cachons rien. Notre image de Dieu, c’est l’homme. Notre dévotion consiste à être justes et innocents. Nous ne voyons pas Dieu, mais nous voyons son action. Il voit tout car il est partout ». Concernant la Fin du monde, l’auteur juge que « tout a une fin. Les Stoïciens, les épicuriens et Platon le disent aussi. Pour ce qui est de laRésurrection, Platon et Pythagore croient à la survivance de l’âme mais ont corrompu cette idée en la transformant en une croyance à la réincarnation en animaux.
D’ailleurs la création ex nihilo est plus improbable que la résurrection. Toute la nature est une image de la résurrection (printemps). Nous n’avons pas peur de l’enfer car nous menons une vie pure. Nous sommes responsables de nos fautes, car notre volonté est libre. Les chrétiens sont pauvres mais heureux. Les afflictions servent à nous fortifier. Nous ne travaillons pas à paraître sages, mais à l’être.
Ainsi, tout le livre est un discours entre un croyant et un païen. Ce dernier n’est pas athée. Il est aussi croyant, mais en des divinités créées par l’Homme. Chacun développe son raisonnement dans la sérénité de l’amitié. Minucius a développé sa pensée en utilisant une méthode pédagogique dont les berbères semblent raffoler. D’autres penseurs et scientifiques berbères se sont distingués par leur méthode et leur sagesse. Augustin portera à son paroxysme cette méthode.
Cette même tradition rapporte que cet ouvrage de Minucius Félix a été écrit dans les premières années du troisième siècle, à l’époque où l’empereur Libyen de Rome, Septime Sévère lança son fameux édit qui provoqua la cinquième grande persécution contre les chrétiens, et fit couler le sang de tant de martyrs. Au début pourtant, il s’était montré favorable aux Chrétiens ; mais effrayé par leurs progrès, il tremblait pour les dieux de l’Empire, et était devenu l’ennemi le plus acharné de la religion nouvelle qui était en train de s’élever sur les ruines de toutes les autres.
Saint Jérôme, cet autre Père de l’Eglise, traducteur de la Bible en latin, accorde de grands éloges à ce livre. Érasme, ce philosophe néerlandais, l’avait cru perdu, parce qu’il avait été joint par erreur au traité d’Arnobe, cet autre écrivain berbère qui avait publié un livre de sept volumes, contre les gentils, dont il faisait le huitième livre.
Le livre de Minucius Félix ou Ameziane Ferhat a été abondamment utilisé depuis sa publication au début du troisième siècle, et a continué à être édité jusqu’à nos jours. Il en existe des traductions dans plusieurs langues, sauf en arabe et en Tamazight, alors que le public amazigh a tant besoin de découvrir le génie de cet homme, et de tous ses grands ancêtres qui fait partie de la grande histoire de notre peuple et de notre nation.
N. Ziani
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