C’est une énorme surprise. Robert Zimmerman, dit Bob Dylan, le chanteur folk américain vient de se voir attribué le prix Nobel de littérature «pour avoir créé de nouvelles expressions poétiques dans la grande tradition de la chanson américaine».
Le monde de la littérature attendait surtout le romancier japonais Haruki Murakami qui a été proposé à plusieurs reprises au comité Nobel, ou le poète syrien Adonis. Tous le voyaient lauréat de cette année. Mais il a été décidé autrement, et la surprise fut totale. Il faut dire que l’idée de décerner ce prix à Bob Dylan était déjà dans l’air depuis plusieurs années. Il y a vingt ans, un professeur américain de littérature avait déjà proposé le chanteur américain au comité Nobel. Gordon Ball de la Virginia Military Institute avait justifié son choix par ces arguments qui ne manquaient pas de logique : «Depuis le début des années 1960, M. Dylan, par ses mots et sa musique, a créé un univers artistique quasi-illimité qui a fait le tour du monde et a en fait changer l'histoire du monde… En effet, musique et poésie sont liés, et le travail de M. Dylan a aidé de manière très significative à renouveler ce lien vital… Dans notre époque moderne, Bob Dylan a ramené la poésie à sa transmission primordiale par le souffle humain et le corps ; dans ses couplets, il a fait revivre les traditions du barde, du ménéstrel et du troubadour.»
Avec humilité et honnêteté, Gordon Ball avait reconnu dans sa lettre au Comité Nobel que l’idée originale ne venait pas de lui, mais de journalistes et d’avocats qui voyaient en Bob Dylan «Une icône de la culture populaire, un “homme de chansons et de danse”, épaule contre épaule avec des géants de la littérature? Bobby Zimmermann aux côtés de Jean-Paul Sartre, Albert Camus et Günter Grass?»
L’argumentation du professeur de littérature de Virginie ne s’arrête pas là. Il citait des paroles de Dylan le comparant à Tchekhov, Rimbaud ou Faulkner, rappelant une citation de Daniel Karlin, professeur britannique de littérature «Dylan a légué plus de phrases mémorables à notre langue que n'importe qui de comparable depuis Ruduard Kipling», évoquant Homère avec sa harpe et sa lyre.
Sortie de l’ombre
Bob Dylan est né en 1941 aux Etats-Unis. Dès le début des années soixante, il se fait connaître par un genre musical qui lui est particulier. Alors que l’Amérique plongeait dans la révolution Rock n’ roll, héritière du Blues et du Jazz, utilisant toutes sortes d’instruments, tels la guitare électrique, la batterie, la basse,… Robert Zimmerman se contente d’une guitare sèche et d’un harmonica. Ses paroles sont percutantes dans un pays engagés dans différents troubles internes et externes. Ses chansons « Times they are changin » et « Blowing in the wind » sont devenus des hymnes mondiaux contre la guerre, au moment ou les Etats-Unis étaient empêtrés dans la guerre du Vietnam. Le phénomène Bob Dylan déconcerte le monde de la musique américaine de l’époque, car il était iconoclaste. Chacune de ses chansons brisait des mythes et contribuait à faire naître une nouvelles génération, la « Beat Generation », plus détachée du monde matériel, revendicative et plus attachée aux arts en général et à la musique en particulier. Ses chansons battent tous les records de vente, et son album « Modern Times » a été classé premier dès sa sortie, avant même qu’il n’ait eu le temps de faire le tour des stations de radios. Dylan était devenu le Maître absolu de la chanson folk américaine. Il avait touché et popularisé tous les genres de musique de la culture américaine : folk, Blues, Rock, Jazz, Country, etc…Plusieurs artistes se reconnaissaient en lui et se réclamaient de son influence. On peut citer Bruce Springsteen, Paul Simon, David Bowie, etc… D’autres n’hésiteront pas à directement puiser dans son répertoire, sans s’en cacher. On peut citer les Beatles, qui ont convaincu l’artiste d’introduire dans sa musique la guitare électrique, Elvis Presley, Mark Knopfler, Guns N’ Roses, Jimmy Hendrix, etc…
Depuis l’obtention de son prix Nobel de Littérature, les éloges concernant le musicien américain ne cessent de pleuvoir, le comparant à Arthur Rimbaud ou Allen Ginsberg.
Littérature et paroles de chansons
Chaque année, de nombreux auteurs sont nominés pour le prix Nobel par les correspondants de l’Académie suédoise dans le monde, avant que les membres du Comité n’établissent une première liste avant d’élire définitivement le lauréat du prix pour l’année en cours. Mais la question concernant Bob Dylan ne concernait pas son talent ni ses mérites. Pour les dix-huit sages de l’académie suédoise, il fallait d’abord répondre à laquestion suivante : «Les paroles de chansons doivent-elles être prises en considération pour le prix le plus prestigieux de l’histoire de la littérature?» Il semblerait que ce soit ce débat qui a fait prendre la décision par ledit Comité de reporter l’annonce de l’attribution du Nobel de Littérature après tous les autres prix. Est-ce que l’art pratiqué par Bob Dylan peut être considéré comme de la littérature ? Il fallait creuser dans l’histoire pour retrouver des cas similaires ou le prix a été attribué à des personnages limites, comme Dario Fo, dramaturge «dont l’œuvre devait, selon certains, être interprétée pour être pleinement appréciée», puis Winston Churchill récompensé pour ses « brillants talents oratoires ». Si ces personnages ont été récompensés, pourquoi pas Bob Dylan ? D’ailleurs, le chanteur avait déjà été primé pour d’autres raisons, se voyant attribuer un Oscar et un Pullitzer. Bob Dylan a produit jusqu’à aujourd’hui trente-sept albums contenant des centaines de chansons.
Sans réaction du Lauréat
A l’annonce de l’attribution du Prix Nobel 2016 de Littérature, Bob Dylan s’est muré dans le silence. Même le Comité Nobel n’a pas pu entrer en contact avec lui pour lui annoncer la nouvelle. L’auteur compositeur américain n’est pas ce qu’on peut appeler « un homme des médias ». Il avait, dans une des rares interviews qu’il a accordées affirmé « « Mes trucs, c’était les chansons, vous savez. Ce n’était pas des sermons », ajoutant « Si vous examinez les chansons, je ne pense pas que vous trouverez quoi que ce soit qui fasse de moi un porte-parole de qui que ce soit. » Même en se produisant le même jour sur scène à Las Végas, il n’a pipé mot sur sa récompense. Restant toujours aussi modeste et simple, il a exécuté sa performance sans rien changer à ses habitudes. Les médias américains ont toutefois sorti des archives une déclaration faite par le chanteur dans une réplique du film de fiction ou il avait joué en 1986, Hearts of fire : «J’ai toujours su que je ne serai jamais un de ces chanteurs de rock qui gagne un prix No-bel… C’est bien comme ça que ça s’appelle ? Un prix No-bel?»
Rappelons qu’à ses débuts, les Bobos le méprisaient et le prenaient de haut, notamment ceux de la classe parisienne, qui n’hésitaient pas à faire un jeu de mot pour le rabaisser en l’appelant « Bob Dit l’Ane ». Et comme The Times are Changin’ » et que le vent a changé de direction, ces BCBG se font tout petits en prenant le train en marche pour faire l’éloge de ce pauvre juif américain qui est sorti de l’ombre pour devenir l’un des plus grands chanteurs du vingtième siècle. Ce prix Nobel est devenu un véritable hommage aux paroles des chansons, les élevant au rang de littérature, ouvrant ainsi un nouvel espace de travail pour l’art littéraire. Qui a dit que le Nobel était passé de mode ?
Nabil Z.
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