Étonnamment, alors que des centaines d'articles et de livres sur le plus grand des Pères de l'Église sont encore publiés chaque année dans plusieurs langues à travers le monde, en Algérie on continue presque de l’ignorer, alors même que son origine a été reconnue et sa nationalité réhabilitée.
Depuis l’indépendance, jamais l’Algérie n’a revendiqué ses pères comme Massinissa, Jugurtha et Saint Augustin. Les prénoms berbères ont même été exclus de la liste officielle des prénoms algériens, et aujourd’hui encore, plusieurs d’entre eux restent interdits dans différentes mairies du pays. Pourtant, lors d’un discours officiel, le nouveau président de la république s’empare de ces personnages et revendique officiellement leur algérianité. Dire que c’est une révolution dans les mentalités c’est peu dire.
C’est ainsi que, dès son investiture en 1999, Abdelaziz Bouteflika intervient lors d’une rencontre à Rome et prononce un discours qui fera date. Voici en substance ce qu’il a déclaré : "Que dire de l'Algérien Augustin qui a tant apporté à l'Église ? Théologien, philosophe, écrivain et activiste, auteur des Confessions et de la Cité de Dieu, il fut l'évêque d'Hippone, aujourd'hui Annaba, dans la partie occidentale de ce pays où il mourut. Il était considéré à juste titre comme l'un des Pères de l'Église catholique les plus influents et les plus prestigieux. On disait de lui : " Il traitait les questions juridiques comme un avocat romain, et les questions exégétiques comme un grand théologien d'Alexandrie. Il s'est disputé comme un philosophe athénien. Il racontait des anecdotes comme un noble de Carthage et des histoires sur les exploits de la milice berbère comme un ouvrier d'Hippone. Est-ce que j'ose ajouter qu'il était cartésien avant Descartes lui-même ?"
Pour un coup de tonnerre, c’en fut un. Ces déclarations en ont surpris plus d’un. Puis il enfonce le clou en annonçant qu’il allait organiser en Algérie même, un colloque sur Saint Augustin, " le philosophe algérien ".
Le colloque international sur Saint-Augustin s'est déroulé comme prévu en 2001. Cette date avait été choisie, en partie parce que les Nations Unies avaient proclamées cette année là « Année du dialogue des cultures et des civilisations », et en partie parce que c'était le début d'un nouveau millénaire avec de grands espoirs de développements nouveaux et heureux. Le Colloque fut un succès retentissant. Près d'une cinquantaine d'érudits augustiniens et d'archéologues de vingt-sept pays se sont réunis pour des sessions à Alger et à Annaba. Un livre a même été publié pour réunir l’ensemble des actes de ce Colloque : Augustinus Afer : saint Augustin, africanité et universalité. Dans son discours d'ouverture auquel nous avons eu l’honneur d’assister, le président a remercié son " ami et frère ", le spécialiste augustinien de la Sorbonne André Mandouze de lui avoir rappelé les propos tenus par un collègue (l’historien Henri Irénée Marrou) lors d'un congrès méditerranéen en 1976 :
"Aujourd'hui, je voudrais montrer qu'un transfert a été fait du sud vers le nord... de l'Afrique vers l'Europe... Je ne sais pas si vous, les Maghrébins, y avez suffisamment réfléchi... Je crois que vous devriez être très fiers du fait que vous avez offert à l'Europe les maîtres qui ont formé sa pensée, que ce soit Tertullien, Cyprien, Augustin... Ainsi toute l'Europe fut fécondée et instruite par vos aïeux, vos pères, chers Nord-africains ".
Deux témoins nord-africains
Dans un article publié sur son blog, le spécialiste en histoire religieuse David Johnston écrit : « J'aimerais citer deux des contributeurs à la conférence dont les articles se trouvent dans ce livre, Augustinus Afer. Tous deux ont des noms maghrébins et sont tous deux archéologues travaillant pour l'UNESCO à Paris : l'Algérien Mounir Bouchenaki, et l'autre, le Tunisien Azedine Beschaouch. Les deux écrivent en français (les quatre cinquièmes du livre sont en français).
Le chapitre de Bouchenaki (131-9) s'intitule "Augustin et l'identité africaine, à partir d'ouvrages historiques et de l'étude des sites de Thagaste, Hippone et Carthage". Sa thèse est que la riche correspondance d'Augustin a été sous-étudiée jusqu'à présent, et avec un certain examen ses lettres contiennent un riche dossier du contexte politique, juridique, social et économique de l'écriture d'Augustin. Elle met également en lumière son attitude envers les gens, les villes et les villages de son pays natal. On l'a souvent accusé d'être trop pro-romain, mais les écrits le confirment-ils ?
Sa revue de la littérature historique sur cette période en Afrique du Nord, que ce soit sous la domination impériale de Rome ou indépendamment de celle-ci, montre que le christianisme a largement remplacé le paganisme et "a acquis une influence et un prestige incomparables". ... Mais pour donner une idée des chiffres, 565 évêques ont participé au Concile de Carthage en 411, en présence de catholiques et de donatistes. C'est une représentation énorme, étant donné qu'il n'y avait que 600 villes en Afrique du Nord à l'époque ».
Mais, les spécialistes se posent cette question « en quoi Augustin était-il différent de ses compatriotes ? » Augustin était de souche locale et bien éduqué. « Selon les sources citées par Bouchenaki, Augustin a grandi dans des circonstances plus humbles que l’on pensais. Son père possédait un vignoble, mais dans ses lettres Augustin lui-même utilise les adjectifs "modeste" et "pauvre" pour décrire son éducation. Son père aurait eu du mal à envoyer son fils à Madaure pour étudier avec un grammairien célèbre pendant trois ans. Après son retour, Augustin est ensuite resté coincé toute une année à Thagaste avant que son père puisse convaincre une connaissance de financer les études de rhétorique de son fils dans la capitale, Carthage, à quelque 280 km à l'est de là ». Voilà qui contredit toutes les allégations quant à la prétendue romanité d’origine du fils de Taghaste. « Bouchenaki cite un certain nombre d'érudits pour montrer que les sermons d'Augustin contiennent un trésor d'informations sur les différentes basiliques dédiées aux martyrs de Carthage, sur les différentes localités des environs d'Hippone, sans parler de ses autres voyages d'affaires à l'Est et à l'Ouest. Ce qui montre sa connaissance exacte des lieux. Ainsi, en parcourant ses centaines de lettres et de sermons, nous voyons un homme profondément lié à son sol africain et aux gens qu'il sert avec tant d'attachement et d'amour ».
Dans un échange vif avec le célèbre grammairien de Madaure, Maximus, Augustin reprochait à son compatriote installé à Rome de mépriser ses origines. « Tu aurais pu trouver beaucoup de choses à te moquer à Rome, avec le dieu Sterculius [dieu des excréments], la déesse Cloacina [associée aux égouts de Rome], et la chauve Vénus [une de ses formes postclassiques]. Comment as-tu pu renoncer à tes propres origines africaines en attaquant des noms puniques ? Ne sommes-nous pas tous les deux Africains ?". La réponse cinglante du berbère à son compatriote est sans appel.
Pourtant, qui en parle encore aujourd’hui ? On fait passer ce genre de passages aux oubliettes pour effacer l’africanité d’Augustin et le faire passer pour un romain. Dans un échange que nous avons eu avec le professeur Alexandropoulos de l’Université de Toulouse, il nous écrit : « bien des berbérisants vous soutiendront que saint Augustin, qui ne parlait pas un mot de libyque, n'était de ce fait pas un Berbère ». Alors qu’il existe bien des écrits qui attestent qu’Augustin utilisait aussi le Libyque dans ses sermons, beaucoup essaient de le déberbériser à tout prix. Quitte à utiliser des arguments douteux pour le faire. C’est ainsi qu’on connaît l’explication donnée par Augustin au nom « Israël » en faisant appel à la langue berbère. Selon lui, et en utilisant la force de sa méthode bien connue, « Israël viendrait du fait que Moïse a vu El, c’est à dire Dieu. Izra El en berbère veut dire Il a vu Dieu ».
Pour Azedine Beschaouch, dans "Saint Augustin et la terre de Carthage", L’Evêque d’Annaba raconte son amour pour Carthage, ses ruines et sa glorieuse histoire, et comme archéologue il a parfois, "avec l'aide de laProvidence, marché sur les traces physiques d'Augustin dans les régions entourant Carthage". Depuis des années, les archéologues recherchaient la ville d'Abitina, où les célèbres martyrs africains, hommes et femmes, ont été torturés et tués en février 304 sous le règne de Dioclétien. Augustin avait écrit sur cet événement dans les moindres détails en plusieurs endroits. Grâce à certains de ces détails, Bouchenaki a découvert le lieu exact au moyen de deux inscriptions. "Carthage représentait pour saint Augustin le lieu privilégié de sa prédication et de ses positions doctrinales. A cet égard, il faut penser à l'un de ses plus beaux sermons, celui qu'il a prononcé fin juin ou début juillet 397, qu'il a consacré au thème de l'amour, tant l'amour pour Dieu que l'amour du prochain. Il faisait référence au grand commandement : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée" ; et le second commandement : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même.""
Ce Colloque d’Alger a donc été une véritable réhabilitation du Saint de Taghaste, et avec lui l’ensemble des autres personnages historiques de la région. La Poste a même émis, à cette occasion, un timbre pour marquer l’événement. Cela a représenté un changement radical dans les attitudes politiques et culturelles officielles algériennes envers les sources historiques véritables de ce pays. Pour Abdelaziz Bouteflika donc « "L'étude d'Augustin est incroyablement pertinente aujourd'hui, et les débats qui en découleront naturellement peuvent contribuer à faire progresser ensemble, aussi divers que nous soyons, vers un monde pacifique, un monde de justice et de fraternité auquel tous les hommes de bien aspirent depuis la nuit des temps ».
Il reste maintenant à ce que ce personnage et tout ce qu’il représente soient appropriés par la population, en commençant par rompre l’isolement dans lequel il a été confiné, à savoir la Basilique d’Annaba. Il faudrait que les intellectuels s’en emparent, notamment en baptisant une de nos université du nom de Saint Augustin, ou au moins, en créant un institut de philosophie de dimension mondiale portant son nom. A quand un centre culturel, un établissement public ou un bâtiment officiel à Alger même portant ce nom ? A quand des algériens portant avec fierté le prénom d’Augustin ? Maintenant que Massinissa a également été réhabilité et qu’une statue de lui va être érigée à Alger, à quand un genre de Panthéon berbère regroupant les personnalités historiques non pas seulement de l’Algérie, mais de l’ensemble de la Berbérie ?
Saint Augustin Algérien ? Oui, depuis toujours, comme on vient de le voir. L’Algérie en tant que telle n’existait pas encore à cette époque, mais la terre qui porte actuellement ce nom est bien la patrie de l’Evêque d’Annaba. Si aujourd’hui il est enfin reconnu comme algérien, ce n’est que justice, et l’Algérie a fait un pas de géant en le reconnaissant. Ce n’est vraiment pas le moment de s’arrêter en si bon chemin, car il reste encore beaucoup à faire, et le chemin est long.
Nabil Z.
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