Elsa Hamnane est une comédienne franco-algérienne, chef de projets culturels et metteuse en scène. Originaire de la région d’Akbou, dans la wilaya de Béjaïa, elle a découvert son pays d’origine il y a environ cinq ans.
Depuis, elle y est revenue plusieurs fois, pour des raisons, tout à la fois affectives et professionnelles. Elsa est bardée de diplômes. Après une classe préparatoire en philosophie, elle a fait un Master de Lettres Modernes. Ensuite, elle intègre un Conservatoire d’Arts Dramatiques à Paris. Sa formation va lui permettre de varier ses activités : comédienne, metteuse en scène, puis chef de projets culturels dans différentes compagnies, notamment à Annecy et Grenoble.
Mais son âme d’artiste la poussera à aller plus loin, en s’intéressant aux différentes formes théâtrales ancestrales et en se formant aux techniques du clown et à celles de la Comedia dell arte. L’accumulation de ces connaissances et le développement de ses compétences lui permettront de se distinguer par ses créations dans le cadre de son travail de metteuse en scène. Cela lui vaudra d’être sélectionnée pour participer à un « Laboratoire de Recherches Théâtrales », ou elle réalisera, en compagnie d’autres chercheurs, une étude comparée d’auteurs contemporains Français et Uruguayens.
Elsa a plus d’une flèche à son arc. En plus du travail technique qu’elle développe en tant que metteuse en scène, elle est également musicienne et chanteuse. Elle compose des musiques pour le théâtre et dirige une chorale. Ses compétences la mèneront vers de nouveaux sommets puisqu’elle participera en tant que musicienne et chanteuse à l’élaboration du livret de Roberto Zucco au Broadway Danse Center de New York.
Broadway, étant la capitale mondiale du théâtre, y être invité sous une forme ou une autre, constitue une reconnaissance internationale de la valeur d’un artiste. Mais Elsa ne quitte pas les planches pour autant. Elle continue à jouer en tant que comédienne dans plusieurs pièces, notamment de Marivaux et de Tchekhov. Elle met en scène plusieurs autres œuvres, puis conçoit et met en œuvre elle-même plusieurs projets culturels, pédagogiques et sociaux pour la compagnie AthénThéâtre. En parallèle, elle donne des cours de communication à divers endroits. Ce qui la mènera à assurer une série de formations à Béjaïa depuis plus d’une année, dont des Master Classes à la Maison de la culture « Taos Amrouche ». Omar Fatmouche, directeur du théâtre régional de Béjaïa, n’ignorait rien de la carrière et des talents d’Elsa Hamnane. C’est ce qui le poussera à lui proposer de mettre en scène un projet théâtral magnifique, avec la troupe des comédiens du TRB : Ibn Batuta. C’est dans ce cadre là que nous l’avons rencontrée.
Nous avons rencontré Elsa Hamnane au siège de l’association Project’heurs, à la Maison de la culture de Béjaïa. Elle a bien voulu accepter de répondre à nos questions sur la pièce Ibn Battûta qu’elle a montée en collaboration avec le TRB.
DDK : Depuis quand êtes-vousen Algérie ? Elsa Hamnane : Je travaille dans le cadre d’une création théâtrale en collaboration avec le Théâtre Régional de Béjaïa depuis un peu moins d’une année. Mais je suis déjà venue il y a de cela à peu près cinq ans. Je suis originaire de la région d’Akbou, et mon père nous a faits découvrir le pays de nos ancêtres en 2009. Je ne suis pas ici en permanence, mais quand je viens, c’est pour faire le meilleur travail possible.
Comment a commencé le projet de la pièce « Ibn Battûta ». C’est Omar Fetmouche qui m’a commandé cette pièce. Connaissant mon travail, il m’a fait confiance et m’a laissé travailler librement. J’ai dû consacrer beaucoup de temps à la recherche et à l’étude du personnage, de ses voyages, de ses récits et des critiques qui ont été publiées sur lui. Les voyages d’Ibn Batuta sont très longs et complexes. Il a fallu du temps avant de clarifier les choses. Comment avez-vous travaillé avec les comédiens ? D’abord, nous avons commencé par une période de formation sur les techniques théâtrales, pour plusieurs comédiens. Ce qui m’a permis de découvrir leur qualité et de sélectionner ceux dont j’avais besoin pour la création de la pièce. J’ai demandé à chacun de se documenter sur le personnage d’Ibn Battuta, afin de le découvrir et de bien comprendre le contexte dans lequel il a évolué. Lors de la formation, les comédiens ont été sensibilisés à l’éthique théâtrale à laquelle je tiens énormément : l’humilité l’écoute, la ponctualité et la rigueur. Les comédiens avec qui j’ai entamé ce travail ont été très réceptifs, et cela m’a encouragé à entamer ce travail de création théâtrale avec eux. Mon travail a consisté à les diriger et les orienter. Il y a eu beaucoup de travail qui a été fait, et le résultat est celui que vous avez découvert sur scène.
Vous avez écrit la pièce en français, mais elle a été jouée dans une toute autre langue C’est une formidable aventure d’une richesse inouïe. J’ai effectivement tout écrit en français, et les comédiens travaillaient en kabyle, une langue que je ne maîtrise pas. Maintenant, je commence à retenir les mots et comprendre globalement ce qui se dit autour de moi en kabyle. De plus, j’ai confié sa traduction en arabe, en exigeant que la langue d’arrivée soit comprise par tous. Avec la traductrice Nadjet Tabouri, nous avons opté pour une langue proche de celle qu’utilisait le défunt Abdelkader Alloula. L’original des « Rahalates » a été écrit en arabe, la pièce a été composée en français, jouée en arabe local mais les comédiens parlaient entre eux en kabyle pendant les répétitions. C’était une formidable expérience. Ibn Batuta était Amazigh de Tanger. Dans la pièce, cet aspect-là a été occulté… En fait, c’est vrai que nous n’en avons pas parlé. Mais pas seulement de cela. Le personnage est très riche, et ses voyages tellement variés qu’il a fallu faire fi de plusieurs détails, pour ne retenir que l’aspect international de ses récits. D’ailleurs, plusieurs critiques récusent des parties entières de ces récits, comme étant irréels. D’autres sont même allés à contester la réalité même de ses voyages. Notre objectif était de faire connaître l’existence d’Ibn Batuta qui semble être complétement ignoré par la jeunesse, et de les pousser à aller chercher plus d’informations. La pièce que nous avons présentée au public n’est qu’un spectacle. Elle ne retrace pas de façon rigoureuse les détails des différents récits. C’est juste le regard d’une équipe de comédiens, la trentenaire en moyenne, sur les voyages de l’époque. Ibn Battuta raconte des voyages qu’il a faits au quatorzième siècle. La pièce comporte un regard neuf sur une histoire ancienne. Voyager à l’époque n’était pas évident. Mais faire des périples de cette ampleur tient de l’exploit. Avec les guerres, la violence, les maladies, les épidémies, faire un voyage de Tanger à Pékin était totalement improbable.
Quelle comparaison faites-vous entre Ibn Batuta et Marco Polo ? C’est vrai, qu’à quelques années près, ils ont vécu à la même période. Mais la différence majeure est qu’Ibn Battuta a voyagé à ses propres frais. Il a dû travailler pour financer son périple. Il s’arrêtait parfois de longues périodes pour pouvoir gagner sa vie, avant de pouvoir continuer ses périples. Ce n’était pas le cas de Marco Polo, qui avait fait des voyages d’Etat. Il était financé et protégé par son statut diplomatique. Ce qui lui a ouvert pas mal de portes et lui a fait gagner du temps. Ensuite, toute l’Europe a fantasmé sur les exploits de Marco Polo. Ibn Battuta était presque un illustre inconnu. Il a pris d’énormes risques en entreprenant ses voyages.
N’y avait-il pas d’autres voyageurs célèbres à cette époque ? Les gens allaient à la Mecque à pied ou à dos d’âne. L’exploit d’Ibn Battuta ne résidait pas seulement dans ses périples, mais aussi dans le fait qu’il les ait racontés. Ce qui n’était pas courant à l’époque. Pour la lecture de son œuvre, j’ai dû aussi m’appuyer sur une vingtaine d’auteurs pour construire le texte. Et notre pièce participe à la faire connaître.
Comment le public a-t-il accueilli la pièce ? Nous l’avons présentée en avant-première, en mai dernier, au TRB, devant un public nombreux. La pièce a été aussi écrite pour le faire participer. Ça a marché puisque le public Bougiote a joué pleinement le jeu. Il y a avait des spectateurs de toutes catégories, étudiants, travailleurs, intellectuels… C’était une grande réussite pour toute l’équipe.
Avez-vous joué la pièce dans d’autres villes ? Nous attendons l’occasion de la présenter à Oran, et ailleurs. Nous l’avons jouée à Alger, au TNA, durant les soirées ramadanesques de l’été dernier, mais le public n’avait pas été au rendez-vous. Il y avait environs quatre-vingt personnes dans la salle. Les e-mails que nous avons reçus après provenaient de certains intellectuels d’Alger. Le grand public n’a donc pas pu être touché. Quand des comédiens jouent une pièce comme celle d’Ibn Battuta, c’est le grand public qui est visé et non une catégorie sociale définie. Pour qu’une pièce soit déclarée « réussie », il faudrait d’abord que le public la voie. J’espère que nous aurons encore d’autres occasions pour en faire profiter d’avantage de monde.
Peut-être une version vidéo de la pièce ? Lors des répétitions, j’ai placé une caméra pour pouvoir visionner le travail le soir, et en apprécier l’évolution. Ça me permettait d’avoir un autre regard, et de voir ce qui pouvait m’échapper dans la journée. Il faudrait des spécialistes pour faire ce genre de travail de prise de vue. Probablement faire appel à une boite spécialisée. Mais il faudra réfléchir sur le sujet, avec les partenaires de la production.
Que pensez-vous de la qualité des comédiens que vous avez rencontrés ici, à Bougie ? La région est riche en talents. Il y a beaucoup de travail à faire, mais le terreau existe et l’environnement s’y prête. C’est une région où la vie est douce. Elle permet le travail de réflexion et de création. Mais il faudra aussi du temps et des moyens.
« Ibn Batuta » en Europe ? Il se posera la question de la langue. Les comédiens actuels sont pleinement capables de jouer une pièce en français, par exemple. Mais il faut qu’elle reste dans sa langue actuelle, sinon, elle risque de perdre son authenticité. En général, le théâtre se comprend, même s’il est joué dans une langue qu’on ne connaît pas.
Mais la pièce est très écrite, basée sur un texte très fort, puisqu’il s’agit de reprendre ce que Jouzai, le compagnon d’Ibn Batuta racontait. Tout se passait dans sa tête. Oui, c’est vrai que le texte est très fort. Il a fallu que je fasse des exercices de reformulation des préceptes et des notions. Il y a, en effet, un vocabulaire théâtral utilisé communément dans chaque pays. J’ai dû repenser le texte, trouver les bons mots, les bonnes images, et adapter les métaphores pour me faire comprendre de tous et tâcher d’être juste. La pièce fera son chemin…
N. Si Yani
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