La philosophe Hannah Arendt disait de lui qu’il était le dernier à savoir ce qu’est un citoyen. Cité en référence par le président Joe Biden lors de son investiture, saint Augustin a semble-t-il encore à nous apprendre sur la politique.
Lorsqu’on aborde la pensée politique de saint Augustin, il est presque obligatoire de faire un sort à un des plus grands malentendus de l’histoire des idées : ce qu’on appelle « l’augustinisme politique », notion popularisée par le théologien Henri-Xavier Arquillière en 1934. Pour Arquillière, voulant dédouaner l’Église de toute tentation théocratique, Augustin aurait été à l’origine de la tendance à « absorber l’État dans l’Église ». En 1984, dans Théologies d’occasion, Henri de Lubac démontrait la faiblesse de cette thèse. Pourtant la légende reste tenace. « Un contresens monumental » de sa pensée Émilie Tardivel, professeur extraordinaire à la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris (ICP), rectifie : « Contrairement à une historiographie bien connue qu’il faut déconstruire, Augustin ne met pas une confusion des ordres au cœur de sa pensée, mais bien une distinction des ordres. » Pour Laure Solignac, maître de conférences à l’ICP, le néo-thomisme du XXe siècle a fait « un contresens monumental » sur Augustin. En réalité, « les penseurs théocratiques du XIIIe ou XIVe siècle ne se sont pas du tout servis d’Augustin. Au contraire, quelqu’un comme Guillaume d’Occam utilise la pensée d’Augustin pour contrer le pouvoir politique du pape… » La nécessaire autonomie du politique De fait, la supériorité de la finalité du spirituel sur celle du politique implique nécessairement la distinction des domaines et l’autonomie du politique. « C’est une loi qui régit la réalité politique, qu’elle soit reconnue ou non, insiste Émilie Tardivel. Et un régime où le spirituel est absorbé par le temporel est voué à s’autodétruire, comme ce fut le cas des régimes totalitaires. »
Au chapitre 17 du livre XIX de la Cité de Dieu, Augustin délimite soigneusement le domaine du politique. C’est celui qui répond aux nécessités de la vie commune, notamment celle de vivre ensemble dans la concorde et la paix.
Chez Augustin, la résistance à l’oppression religieuse
Il s’agit toujours de trouver un équilibre entre des volontés individuelles parfois divergentes mais qui pourront s’unir dans l’amour des mêmes biens.
« Si les lois permettent la paix civile et la liberté religieuse, elles remplissent leur fonction, souligne Jean-Marie Salamito, professeur d’histoire du christianisme antique à la Sorbonne qui prépare un ouvrage sur la politique d’Augustin. Le problème est quand l’État veut imposer aux hommes ses choix religieux, comme le culte des dieux, ce qui ne peut être accepté. On trouve chez Augustin les principes originels de la résistance du chrétien à l’oppression religieuse, qui sera à la source de la future critique des totalitarismes. »
Jean-Luc Marion : « Le politique est une chose trop sérieuse pour être laissée aux politiques »
Augustin remet en quelque sorte le politique à sa place. Le philosophe et académicien Jean-Luc Marion analyse : « Avec Augustin nous avons un cas de pensée politique dont l’origine n’est pas politique. La faiblesse de la réflexion politique actuelle est qu’elle part d’elle-même, de manière immanente. »
Augustin appelle donc à plus de modestie du politique et, pourrait-on dire, à une forme de modération. « Il y a une idolâtrie du politique, poursuit Jean-Luc Marion. On s’imagine que le pouvoir politique peut régler les problèmes politiques des hommes. Mais le politique est une chose trop sérieuse pour être laissée aux politiques. »
Le successeur de Platon
Cela ne revient pas pour autant à discréditer le politique. Augustin est le successeur de Platon, d’Aristote et de Cicéron. C’est le premier chrétien à penser la société dans son ensemble. Et il le fait autour de la notion de citoyenneté qu’il emprunte à ses prédécesseurs païens.
« Augustin est le dernier républicain de l’Empire romain »
« Augustin est un philosophe politique et un théologien qui pense la citoyenneté, rappelle Jean-Marie Salamito. À la différence de la pensée médiévale, qui s’est toujours focalisée sur le monarque et a pensé la morale politique pour le gouvernant plus que pour l’ensemble de la nation, Augustin est le dernier républicain de l’Empire romain. » D’ailleurs Hannah Arendt, dans la Condition de l’homme moderne, affirme qu’Augustin est le dernier à savoir encore ce qu’est un citoyen.
L’obéissance aux lois, l’indépendance d’esprit
Dans la ligne des chrétiens des trois premiers siècles, et de l’exhortation de Jésus (« Rendez à César ce qui est à César »), il reconnaît l’autonomie du politique par rapport au religieux. Il prône comme saint Paul l’obéissance aux lois et le respect des gouvernants. « Mais en même temps, précise Laure Solignac, il insiste sur l’indépendance d’esprit. Il n’est pas question de considérer les gouvernants comme des dieux : le seul maître reste le Christ. »
Pour autant, la conception de la cité d’Augustin n’est pas normative. Partant de Cicéron, qui estime qu’une cité ne peut être fondée que sur la justice, Augustin en vient à en proposer une autre définition, dans le fameux chapitre 24 du livre XIX de la Cité de Dieu.
Une autre définition du mot « peuple »
Avec une forme d’ironie, il montre que si l’on suit l’optique de Cicéron, puisque la première justice est de rendre le culte au vrai Dieu, il n’y aurait jamais eu de république à Rome !
Le peuple, selon Joe Biden : « une multitude d’êtres raisonnables associés par la participation dans la concorde aux biens qu’ils aiment ».
Il propose donc une autre définition du peuple, récemment citée par le président américain Joe Biden dans son discours d’investiture : « une multitude d’êtres raisonnables associés par la participation dans la concorde aux biens qu’ils aiment ».
Pour savoir ce qu’est chaque peuple, il faut considérer l’objet de son amour. Mais quel que soit d’ailleurs l’objet qu’il aime, il mérite à bon droit le nom de peuple. Sa définition de la res publica n’est donc pas normative ni morale.
La cité fondée sur la volonté
Elle est descriptive, sans jugement, et marque au fond un immense respect pour la sphère politique. Pour Jean-Marie Salamito, « Augustin a pensé la cité comme étant fondée sur la volonté. La réalité politique n’est pas subie pour Augustin, elle est une adhésion collective, l’expression d’un choix. L’amour pour Augustin est toujours lié à la notion de volonté. » La politique est fondamentalement un choix positif, une décision d’aimer.
Cette conception du politique anticipe sur quelques éléments qui apparaîtront, sous une forme différente, à l’époque moderne. La reconnaissance de l’existence des volontés individuelles, la réponse à des nécessités comme la paix et la sécurité ne sont pas sans annoncer l’impératif de conservation de soi que la pensée politique moderne mettra au premier rang de ses préoccupations, avec Machiavel puis avec les théoriciens du contrat social.
Démocraties libérales et privatisation du spirituel Pourtant, il ne faudrait pas tomber dans un anachronisme factice. Émilie Tardivel évoque une « continuité critique » avec le libéralisme : « Le libéralisme politique a pour but de garantir la sécurité dans la liberté, l’ordre dans la distinction des ordres. Les démocraties libérales vivent de cette distinction des ordres temporel et spirituel. D’une certaine manière elles sont dans une continuité augustinienne. Mais nos démocraties libérales ne sont pas exemptes de dérives idolâtriques : elles ont tendance à considérer que la distinction entre le temporel et le spirituel est seconde par rapport à la distinction entre le privé et le public, alors qu’elle la fonde. D’où la tendance à privatiser le spirituel, à refuser son existence dans l’espace public ». Augustin ne peut être assimilé à la pensée politique moderne dans la mesure où il poursuit, comme toute la pensée classique, le but du bien commun. « Il montre que la question de la finalité du régime politique est plus importante que celle de sa forme, poursuit Émilie Tardivel. Or dans une certaine théorie libérale il peut y avoir une confusion entre les deux. Le consentement populaire fonderait le bien commun alors qu’il n’en n’est que le signe. Le problème n’est pas si le peuple est au fondement de l’ordre politique, le problème est la question de la finalité, celle du bien commun en tant que bien de la multitude. » Dans sa version ultime la démocratie procédurale a hélas oublié la finalité du bien de la multitude. Augustin est sans aucun doute un guide pour les chrétiens dans un monde qui ne l’est plus. Il vivait lui-même dans un contexte de pluralité religieuse, où même si l’Empereur romain était devenu chrétien, le paganisme continuait d’exister et où le christianisme était divisé, traversé par les hérésies.
La communion des libertés religieuses Ce contexte est bien plus proche du nôtre que de celui de la chrétienté médiévale. « Augustin a été manichéen pendant dix ans, rappelle Laure Solignac. Il y a chez lui cette certitude qu’on peut cheminer par étapes très diverses, et que cela peut conduire au Christ. C’est pourquoi il faut une structure politique qui garantisse à chacun la possibilité de mener cette recherche sereinement. Chez Augustin, le point de jonction entre religion et politique est ce qu’on appelle aujourd’hui la liberté religieuse. »
Dans un tel cadre, les chrétiens pourront apporter à la société ce que le politique ne peut assurer : la communion. C’est la conviction de Jean-Luc Marion : « Ce qui est frappant c’est qu’Augustin, avant la modernité, dit que le point de vue chrétien n’est pas d’ajouter la morale chrétienne à la société, mais que la société doit être travaillée en son centre par ceux qui pratiquent la communion. En ce sens, les chrétiens fondent la société, mais sans avoir la prétention de la gouverner. »
Les chrétiens, le levain dans la pâte Et pour Jean-Marie Salamito, Augustin ne croit pas à une christianisation par le haut, mais il croit dans la prédication chrétienne par la structure de l’Église. « Les chrétiens sont donc des citoyens comme les autres mais qui peuvent apporter la dimension supplémentaire de l’amour du prochain, qui peuvent être le levain dans la pâte. »
À l’heure où le politique traverse une grave crise de représentation, où les structures étatiques semblent perdre le sens du bien commun, la pensée d’Augustin peut donc aider à cerner ce que la société peut attendre ou redouter du politique.
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