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Photo du rédacteurNabil Z.

Fronton, Sénateur de Cirta, Ami et Conseiller des Césars

Marcus Cornelius Fronto, est né à Cirta, l’actuelle Constantine en Algérie, entre 95 et 100, et mort vers 166 ou 167. C’était un grammairien, rhéteur et avocat berbère, ayant gravi les échelons de l’empire romain, par son talent et ses qualités pédagogiques.



C'est grâce à l’influence de leur père que les frères Marcus Cornellius et Quintus Cornellius Fronton sont devenus sénateurs. Marcus était vraisemblablement la fierté de toute la région puisqu’on a retrouvé à Calama (Guelma) une stèle à son nom érigée pour sa gloire. Il commença par le poste modeste de triumvir capitalis, puis il fut questeur de la province de Sicile, avant d'être édile de la plèbe et préteur. Il a été choisi par l’empereur Antonin le Pieux en 139 pour être l’enseignant, conseiller et précepteur de Marc Aurèle et de leur ami Vérus. Fronton devient consul en 142 notamment grâce à un réseau de solidarité de sénateurs dont beaucoup étaient également berbères, dont faisait aussi partie son beau-fils C. Aufidius Victorinus, consul en 155.


Fronton se disait « Libyen issu de Libyens nomades ». Il ne cachait ni ses origines ni son appartenance culturelle, même étant sous domination romaine. Sa position auprès des Césars lui valut d’être connu et reconnu à son époque, et sa correspondance l’a fait passer dans la postérité, puisqu’un certain nombre de ses lettres ont été conservées jusqu’à maintenant, même si ce n’est que de façon fragmentaire. Ses lettres étaient rédigées en latin et en grec à destination d’empereurs de de haut placés dans le pouvoir romain : Antonin le Pieux, Marc Aurèle et Lucius Verus, à l'historien Appien et divers membres des grandes familles sénatoriales. On estime que c’est son approche de la rhétorique, qu'il considère comme source de tout savoir, même philosophique, qui fait son originalité.

Dans ses Pensées pour moi-même, Marc Aurèle rappelle une des choses qu’il a apprises de son précepteur : « De Fronton: avoir observé à quel degré d'envie, de souplesse et de dissimulation les tyrans en arrivent, et que, pour la plupart, ceux que chez nous nous appelons patriciens sont, en quelque manière, des hommes sans cœur».


Pratique politique et écriture de l’Histoire

Selon Fronton, la pratique politique ne mène pas nécessairement à l’écriture politique. Sinon, nos centaines de députés et de sénateurs actuels, ministres et walis seraient tous devenus écrivains. Cependant, certains d’entre eux franchissent le pas en s’engageant dans l’écriture ou la narration du passé. Nous avons quelques exemples en Algérie, avec d’anciens ministres comme Khaled Nezzar, ou d’anciens chefs de partis politiques comme Hocine Ait Ahmed, Said Saadi ou encore Noureddine Boukrouh. En effet, selon Fronton, les acteurs politiques devraient privilégier l’écriture de l’histoire passée au détriment de l’histoire vécue et présente. L’écriture du présent ne peut être ni précise ni exacte, du fait du manque de recul nécessaire pour apprécier les nuances dans les différentes situations.

Pour bien saisir les liens qui pourraient exister entre l’action politique de Fronton et son écriture de l’histoire, il faut, d’une part, observer le cursus honorum de l’orateur et le conseil politique qu’il donne à l’intérieur de sa correspondance et, d’autre part, rappeler la particularité de sa conception de l’histoire et voir en quoi les œuvres conservées sont teintées par l’expérience pratique de Fronton et dictées par des motifs politiques.

Du point de vue des charges et de l’implication, l’expérience politique de Fronton est donc certaine. La chercheuse Pascale Fleury nous rappelle que « le début de la correspondance qui nous est parvenue date de l’an 139. Il y aborde les réalités du pouvoir ». Les passages de sa correspondance à son ami empereur traitant du consulat sont révélateurs :


« Heureux mon frère qui vous a vus durant ces deux jours ! Quant à moi je suis retenu à Rome, prisonnier de chaînes dorées, et j’attends les calendes de septembre de la même manière que les superstitieux attendent l’étoile pour cesser, à sa vue, leur jeûne. Porte-toi bien, César, gloire de la patrie et du nom romain. Porte-toi bien, souverain ». Fronton était très intimement lié au pouvoir à Rome, et l’ensemble de la famille impériale lui témoignait de l’amitié. Pour preuve, il avait également pénétré la famille même de l’empereur, alors qu’il n’était encore que consul. « J’envoie ma Cratia pour célébrer l’anniversaire de ta mère et je lui ai conseillé de rester avec vous jusqu’à mon arrivée ». Se plaignant d’être retenu par son travail, il ne manque pas de garder un contact étroit avec Cesar, pour entretenir leur amitié. « C’est de mon plein gré, oui, de mon plein gré, je le jure, et presque avec empressement que je t’ai envoyé ma Cratia pour célébrer avec toi ton anniversaire ; et moi-même je serais venu, si j’en avais le loisir. Mais cette charge qui arrive désormais au bout de son chemin m’empêche moi-même de prendre la route. Lorsque je serai délivré, je courrai vers vous avec bien plus d’ardeur que les coureurs du stade, parce qu’eux restent brièvement sur la ligne de départ avant qu’on ne les laisse courir ; moi, cela fait deux mois que l’on m’empêche de m’élancer vers vous ».


Travail et Loisirs

Ces extraits montrent l’éloquence de Fronton, la maîtrise du style et la poésie de ces écrits. Pascale Fleury ajoute « Il met en valeur ses sentiments affectueux pour Marc Aurèle et sa famille. C’est en effet un trait constant de Fronton de parer tout sujet des ornements de la tendresse et de propulser, même les sujets les plus pragmatiques, dans un monde rhétorique ». Cela se vérifie également pour le conseil politique, qui est quasiment exclusivement traité comme une expression de l’art amical : « Et que dire de vos ancêtres qui accrurent l’État et l’Empire romains de larges additions ? Votre arrière-grand-père, très grand homme de guerre, se laissait pourtant charmer parfois par les comédiens et de plus, buvait assez volontiers ; par ses soins, pourtant, le peuple romain, lors des triomphes, but très souvent du vin doux. De même, votre grand-père, prince averti et diligent, attentif non seulement à régir le monde, mais aussi à l’arpenter, accordait une attention particulière, nous le savons bien, à la musique et aux joueurs de flûte, et, en outre, ne dédaignait pas de prendre de copieux repas. Par ailleurs, votre père, cet homme divin surpassant en prévoyance, en pudeur, en modération, en intégrité, en piété, en probité, toutes les qualités morales de tous les dirigeants du monde, fréquentait pourtant la palestre, disposait l’hameçon et riait des bouffons ». Cette intrusion dans l’intimité de la famille sous renseigne bien sur la profondeur de la relation qu’entretenait Fronton avec la famille de l’empereur, puisqu’il ne se gêne pas de relater le comportement de ses ancêtres les plus proches, comme si l’orateur les avait connus personnellement.


Par ailleurs, le contenu de cette dernière lettre nous renseigne également sur la nature des conseils que le précepteur donnait à son élève. Ils peuvent être résumés ainsi : « A côté de ton travail harassant et prenant, n’oublie pas de prendre un peu de repos et de te divertir. Car ainsi faisaient ton père, ton grand-père et ton arrière-grand-père ». « Toi, fêtes-tu le chômage du ventre ? » Sous-entendu : « mange et réjouis-toi, et ne te prive d’aucun plaisir, surtout quand il est mérité ».


Ainsi, lorsque Fronton accumule des exempla pour convaincre le jeune César que l’homme d’État doit respecter les limites du travail et du repos, il donne certes des exemples d’empereurs, issus à la fois du passé récent et de la plus haute antiquité, mais les conseils pourraient être les mêmes pour l’ami et le César. Ce genre de conseil a tellement été efficace que Marc Aurèle cite à Fronton les parties du discours que le César a récitées à Antonin, lui-même ancien empereur.


Conséquences des arrêtes de César

Dans les affaires de la cité, Fronton met en garde Antonin d’accepter de juger une affaire de testament différé à la cour impériale par le proconsul d’Asie. La citation du début donnera la saveur du discours : « Dans ces affaires judiciaires et ces causes qui sont jugées par des juges privés, il ne réside aucun danger, puisque leurs avis ont pouvoir dans les limites des causes seulement ; mais tes arrêts, Empereur, consacrent des précédents et leur donneront un pouvoir public pour toujours, tant la force et la puissance qui te sont accordées sont plus grandes que celles attribuées aux destins : les destins statuent sur ce qui arrivera à chacun de nous ; toi, où tu prends une décision pour un particulier, là c’est l’univers que tu engages par un précédent ». Discours plein de sagesse, puisqu’il sensibilise l’empereur à la portée universelle de ses arrêts, les distinguant de ceux de ses subordonnés.


Dans les lettres de Fronton, le conseil politique se confond donc avec la parénétique amicale. Selon une chercheuse italienne, M.L. Astarita, « l’avant-dernier paragraphe conservé, en renvoyant le Prince à la lecture du De imperio Pompei, révèle que l’ensemble de la lettre est en dialogue avec le discours cicéronien et que le but poursuivi par Fronton est de donner des conseils sur la façon de choisir les généraux et de mener la guerre en Asie ». Fronton utilise souvent le passé de façon parénétique. La méthode détournée de Fronton est de suggérer la lecture d’un discours de Cicéron, celui-là même qui avait influencé Saint-Augustin.


A cause de la forte défense que fait l’orateur de l’éloquence et de la rhétorique et du rôle de professeur qu’il joua auprès des Césars, on a longtemps considéré qu’en matière historiographique la perspective frontonienne était celle de Cicéron, c’est-à-dire une conception de l’histoire subordonnée à la rhétorique. L’orateur développe une vision évolutive et positive de l’histoire, qui aboutit à une perception élogieuse du présent. Lorsqu’il est question de lexique et de rhétorique, l’orateur déplore la corruption de l’époque contemporaine, admire l’antiquité des mots et la saveur ancienne de l’expression ; lorsqu’il est question d’histoire, l’auteur considère que les actions antiques ne sont pas meilleures que les actions contemporaines, que le présent vaut le passé, voire le supplante.

Principes philosophiques amazighs

On retrouve là le caractère purement amazigh de Fronton, puisque dans son Principia historiae il développe ce qu’on peut appeler la philosophie antique berbère, c'est-à-dire la valorisation de la paix et de la diplomatie, l’importance de l’éloquence dans les pratiques pacifiques du pouvoir et la centralité de la joie, de la fête et des divertissements dans la bonne gestion de la cité. C’est une perspective sur la gestion de l’Empire qui est présente dans l’ensemble de sa correspondance. La nécessité de respecter l’équilibre entre l’activité et les loisirs est également un élément central de l’éloge d’Antonin dans les Pensées de Marc Aurèle.


Même si Fronton a profité de sa proximité avec les empereurs en gravitant les échelons pour devenir sénateur, il n’y a rien dans sa correspondance qui indique qu’il aurait sollicité quelque privilège qui soit. Son intégrité lui a valu de garder l’amitié et le respect des Césars durant toute sa vie.


Nabil Z.

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