La vie et l’histoire des tribus berbères restent encore à explorer et à découvrir, tant le pays de Tamazgha est vaste et riche. Il existe une tribu au Maroc appelée Iseksawen, les Seksawa comme les ont appelés les étrangers qui les ont découverts. Qui est cette tribu, et pourquoi porte-t-elle un nom en rapport avec le couscous ?
Selon le chercheur Henri Terrasse, « Le monde berbère a le privilège de susciter la profonde sympathie des rares hommes qui ont eu l'occasion de le connaître vraiment et le mépris de ceux qui, même à son voisinage, ne se mêlent pas à sa vie. De bons connaisseurs des gens et des choses de l'Islam ont pensé maintes fois que ces sociétés archaïques étaient aujourd'hui évanescentes, que les Berbères, animés par les courants et les remous qui entraînent ou agitent le monde de l'Islam, allaient perdre, avec leurs traditions et leur vie ancienne, une originalité presque toute d'archaïsmes et de survivances. S'il est certain que nul canton berbère ne peut plus vivre isolé, des événements récents nous ont montré que les dissidences berbères se rallumaient aux mêmes foyers que dans les siècles passés : l'Aurès, la Kabylie, le Rif, le Moyen-Atlas. Sous des excitations extérieures et sous des vocables nouveaux, de très vieilles forces d'anarchie ont repris une activité douloureuse. Ainsi le monde berbère affirme non seulement son existence particulière, mais aussi la permanence de ses réactions. Il reste aujourd'hui et il sera demain un des éléments — et non des moindres — des problèmes nord-africains ».
La barrière montagneuse qui se déroule sur des centaines de kilomètres au Sud de Marrakech est entaillée de profondes vallées. Presque toutes ont leur visage particulier. Celle de l'Ourika, celle du Nfis, qui offre la surprise du fertile bassin du Tinmel, et celle de l'oued Iseksawen, le pays des Seksawa.
Sur les croupes qui dominent la basse vallée on trouve parfois une steppe d'alfa, tandis que les oliviers et les amandiers occupent les fonds et les basses pentes. Dans les hautes vallées, on trouve le noyer et une forêt de chênes verts qui se mêlent de genévriers térébinthes.
Environ douze milles habitants peuplent cette montagne qui agglomère ses demeures en bourgs compacts où au fond de ruelles étroites et sinueuses, parfois couvertes, tout comme en Haute Kabylie et dans les Aurès, s'étagent des maisons à un et souvent deux étages.
Ces bourgs vont du minuscule hameau groupant trois ou quatre maisons, au village de cinq à six cents habitants. La structure sociale est étonnamment organisée sur le même modèle que dans les autres régions berbères. On y trouve donc le principe de Tajmaath qui est une sorte d’assemblée des anciens du village, présidée par un Amghar, le doyen. Amghar est parfois remplacé par un Mokaddem, preuve s’il en est de la présence de traces juives dans ces régions berbères. Mais il ne semble pas qu’il y ait eu un quelconque problème entre les différentes communautés, puisque toutes berbères.
Ordre social Chez les Iseksawen, on pratique la monogamie, à de rares exceptions. La femme jouit donc d’une certaine autonomie et est active tout autant que l’homme. La cuisine par ménage tend à remplacer la cuisine collective ; même lorsque la famille patriarcale prend ses repas en commun, il arrive que chaque couple prenne le thé chez lui. Mais malgré cette tendance à l'émancipation de l'individu et du couple, chaque village se conçoit comme une unité intangible, bien différente des unités voisines. Et cela se confirme dans la vie agricole. C’est une « communauté de travail et de biens ». C'est par lui que se règle la répartition des eaux. Par là il est à la base de l'ordre agraire. La tribu ainsi constituée est appelée chez les Iseksawen Taqbilt. Elle se présente comme la réunion des hommes issus d'un même ancêtre. En fait, presque toutes les taqbilts sont composites. Mais la présence d'éléments venus de l'extérieur ne compromet point son unité morale, les douze fractions des Seksawa correspondent toutes à une aire territoriale bien délimitée — une vallée adjacente ou un tronçon de la vallée maîtresse. L'unité de cadre physique, la solidarité agricole qu'impose l'irrigation, et les pâturages ont amené des ententes permanentes entre les taqbilts. Les pratiques juridiques sont les mêmes dans toute la vallée.
Le couscous, plat de fêtes Le nom de Seksawa n'est nullement patronymique, la rivière qui fait l'unité du pays porte le nom même de ses habitants : Iseksawen. Pour ne pas s'exprimer par des institutions permanentes, mais surtout par des rassemblements et des fêtes, l'unité de l'ensemble Seksawa n'en est pas moins profondément ressentie par ses habitants. C’est à l’occasion de ses fêtes, selon diverses sources que les Iseksawen partagent le couscous, chaque village et chaque bourg apportant sa variante, en fonction des légumes cultivés et de la manière de les cuisiner. Les fêtes sont toujours attendus par les habitants de la région, puisqu’elles manifestent l’unité et la solidarité de cette grande famille, ce qui l’aide de façon permanente à se prépare à faire face aux invasions.
Il est probable qu'au cours de la seconde moitié du XIIIeme siècle l'arrivée des tribus arabes dans le Haouz de Marrakech avait déjà privé les Seksawa des terres que, comme la plupart des autres tribus du Grand-Atlas, ils devaient posséder en plaine. Aussi se trouvaient-ils bloqués dans leur montagne. D'autres éléments berbères, la plupart venus du Sous s'infiltrèrent dans la vallée. Les nouveaux venus ainsi admis furent bientôt assimilés par le pays. Jacques Berque a pu restituer cette histoire interne, d'une grande complexité de détail. La vie rurale des Seksawa est étudiée dans son livre avec un soin minutieux. De toute cette masse de faits patiemment observés, des idées neuves se dégagent. Dans ce pays où les hommes se distinguent malaisément, la toponymie est, jusque dans son moindre détail, jusqu'au champ lui-même, d'une précision et d'une stabilité étonnantes. C'est que l'ordre agraire importe autant aux Seksawa que l'ordre ethnique.
Religion des Iseksawen Si la vie sociale de ces Berbères avait déjà été analysée en de nombreux cantons, leur vie religieuse nous était moins bien connue. L'étude des Seksawa nous montre combien elle se lie étroitement à l'ordre agraire, comme à l'ordre social et politique. Le sacré n'est pas un domaine à part : il baigne la vie des collectivités comme celle des individus. Tout le pays des Seksawa est parsemé de lieux saints entourés de la vénération de tous et dont la force mystérieuse protège hommes, troupeaux et champs. Mais bien peu de ces lieux portent les noms de saints : les sanctuaires anonymes, sans doute survivance d'un antique paganisme, prédominent. Chez une des taqbilts on compte trente-quatre lieux saints, tous donnant lieu à des actes de culte, dont trente sont anonymes. Les grands actes de la vie agricole s'accompagnent tous de rites naturistes, de pratiques de purification et bon augure : les cérémonies et les fêtes des paysans berbères sont très vivantes chez les Seksawa.
Mais les Seksawa ont, au-dessus de tous les lieux saints et de tous les marabouts locaux, une grande sainte, Lalla Aziza, dont le culte est la grande manifestation de leur unité. Lalla Aziza est une mystique du XVIeme siècle qui avait installé son ermitage dans la basse vallée ; elle semble avoir joué un rôle dans la résistance aux Mérinides. Ce fut sans doute pour avoir marqué l'introduction du soufisme dans cette vallée reculée et avoir incarné l'esprit d'indépendance des Seksawa qu'elle est restée la grande sainte de ces paysans aussi attachés à leurs libertés qu'à leur vie religieuse.
Telle est dans sa complexité, dans son perpétuel enchevêtrement du sacré, de l'ordre rural, de l'ordre social et juridique, la vie collective des Seksawa. Jacques Berque a voulu se borner aux faits qu'un esprit occidental peut saisir et comprendre sans erreur. Mais cette analyse laisse transparaître souvent, dans le récit des cérémonies et des réjouissances de la petite communauté, parfois même dans celui de ses humbles travaux, toute une vie affective qui nous échappe à peu près, que nous ne saurions connaître dans ses nuances exactes, mais qui anime toutes les activités familiales, sociales et religieuses : des respects tendres ou peureux mais intangibles, des attachements calmes ou passionnés, des rivalités tenaces, des joies cachées ou éclatantes, tout un monde de sentiments qui alimentent d'un sang chaud et fort un organisme dont les multiples fonctions ne doivent pas faire oublier la vivante unité.
Ainsi tout cet ordre berbère — car il s'agit bien d'un ordre à sa manière — n'est jamais défini et jamais fixé. La société assure sa continuité et sa paix par le jeu subtil, parfois poussé jusqu'à l'antagonisme, d'institutions et d'habitudes très proches en leur fond mais dont le détail varie à l'infini. Chez les Seksawa comme dans tout le monde berbère, l'activité sociale des hommes vise à assurer un équilibre, sans cesse menacé et sans cesse rétabli, entre l'individu et la taqbilt, la taqbilt et ses voisines. De même l'activité agricole des Seksawa s'efforce de concilier les nécessités matérielles avec les exigences sociales et les forces religieuses. Leur activité juridique associe sans jamais les opposer, ni les distinguer, des éléments empruntés au droit de l'Islam, à l'antique coutume locale.
Toutefois, dans ce qui nous apparaît comme une recherche épuisante de savants et mobiles compromis, il est une volonté sourde mais positive et constante : celle de maintenir intactes les petites formations sociales, où les Berbères aiment à inscrire leur vie, où ils voient la garantie de leur indépendance et de leurs libertés, mais qu'ils ne définissent ouvertement que par leurs dissemblances avec les groupes voisins. C'est par toutes ces menues différences qui nous paraissent superflues et qui s'affirment au jour le jour, qu'arrivent à une conscience sans cesse renouvelée et par là une stabilité suffisante les unités sociales du monde berbère : cette infinie variété de détail n'est sans doute que la forme d'une fidélité qui ne s'exprime que par des actes d'un amour qui ne dit jamais son nom.
Henri Terrasse, dans Annales, Economies, Sociétés , Civilisations, 1956. Résumé et commenté par Nabil Z.
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