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Photo du rédacteurNabil Z.

Jugurtha Héros National : Jalons sur un Itinéraire

Un article de Jacques Andropoulos, professeur d’Histoire à l’Université de Toulouse en France présente une étude critique du livre de Salluste intitulé « Bellum Iugurthinum », ou « Les Guerres de Jugurtha ». Il s’agit d’un aperçu de l’histoire du roi berbère Jugurtha, telle que vue par les romains, à peine quelques décennies après sa mort.



Le roi Amazigh a causé suffisamment d’inquiétudes à Rome pour lui consacrer tout un livre, l’une des rares sources documentaires que nous possédons sur cet illustre personnage. L’article est paru dans la revue Anabases en 2002. On y trouve de riches références à divers auteurs célèbres tels Albert Camus, Jean Amrouche, Mohand Cherif Sahli, Jean Dejeux, etc… Il fait ainsi un parallèle avec d’autres héros de l’histoire de l’Afrique du Nord, en essayant d’en tirer un portait du berbère type, dont Jugurtha devient l’archétype. L’article, quoi que long, vaut le détour. Mais en voici un résumé.

Dans un long article intitulé « De l’éternel Méditerranéen à l’éternel Jugurtha », paru en 1982, Jean Déjeux revient sur le rôle et l’affrontement des différents « mythes et contre-mythes » créés par les colonisateurs et les colonisés autour de la question algérienne. Au thème de l’éternel Méditerranéen latin d’un Louis Bertrand vient s’opposer celui de l’éternel Jugurtha berbère de Jean Amrouche. J. Déjeux expose ainsi, en spécialiste des littératures maghrébines contemporaines, la dialectique de cet affrontement. La richesse de ce travail suggère aussitôt à l’antiquisant de prolonger à sa façon la réflexion en reliant le mythe contemporain à ses sources antiques par un retour sur l’itinéraire de Jugurtha héros national, depuis le texte fondateur de Salluste jusqu’aux ré-élaborations contemporaines les plus achevées, celle de Jean Amrouche en 1943 et de Mohammed Chérif Sahli en 1946.

Les origines de la guerre de Jugurtha remontent à la querelle de succession ouverte par la mort du roi numide Micipsa en 118 av. J.-C. Trois princes briguent le trône, les deux fils du roi, Adherbal et Hiempsal, et un neveu de naissance illégitime mais beaucoup plus talentueux, Jugurtha, qui élimine les deux autres par la ruse et la violence. Corrompue par Jugurtha, l’aristocratie romaine se cantonne dans une « neutralité » favorable à ce dernier, jusqu’au moment où le prince commet l’erreur de massacrer des commerçants italiens. La plèbe de Rome pousse alors à la guerre, une longue et dure guerre de six ans au bout de laquelle Jugurtha est capturé par traîtrise et livré à Marius par le roi de Maurétanie, Bocchus. C’est un peu plus d’une soixantaine d’années après la fin de la guerre que Salluste rédige l’ouvrage qui constitue quasiment notre seule source sur le prince numide. En ce sens il est bien le créateur absolu de Jugurtha ; c’est lui qui en construit le personnage sans que nous ayons la possibilité, sauf découverte archéologique révolutionnaire, d’en dresser un contre-portrait à partir de sources internes. Nous en sommes réduits à suivre le regard de Salluste avec comme seules défenses celles de la critique des textes. On remarquera que Jugurtha est, de ce point de vue et malgré les apparences, le plus mal loti des grands souverains berbères. En effet, s’il est le seul à bénéficier d’une quasi-biographie quasi-contemporaine, il n’a en revanche laissé, contrairement aux autres, aucun discours propre. On entend par discours propre, sinon des écrits qui nous seraient miraculeusement parvenus, du moins des inscriptions ou des émissions monétaires qui, correctement interprétées, pourraient nous permettre de reconstituer un tant soit peu son message politique. Or, curieusement, Jugurtha, quoi qu’on ait pu en dire, ne nous a laissé aucune émission monétaire. Salluste constitue donc bien l’alpha et l’oméga de nos sources.


Imprécisions de l’œuvre de Salluste

Or le Bellum iugurthinum présente des singularités souvent relevées, qui compliquent particulièrement le travail d’approche de Jugurtha par l’historien et facilitent d’autant la construction du mythe. Ainsi, la chronologie de la guerre reste très obscure dans le détail. Si le temps reste approximatif dans l’œuvre de Salluste, il en va de même de l’espace. Où s’est déroulée la guerre de Jugurtha ? R. Syme rappelle que l’on ne peut relever dans le récit, pour six années de campagne, que neuf indications de villes et trois de fleuves, et encore certaines d’entre elles sont-elles pour nous impossibles à localiser ou très discutées. Toutes ces imprécisions font ressortir par contrecoup la vigueur des portraits sallustéens, et Jugurtha est dépeint avec une puissance souvent notée. Cela étant, de quelle manière la construction du personnage par Salluste prépare-t-elle l’avènement futur du héros national ?


Mais à plus longue échéance encore, et selon d’autres modalité, Salluste a préparé aussi le Jugurtha du nationalisme algérien. Et sur ce point, on fait évidemment le rapprochement entre ce héros sur-caractérisé et un Vercingétorix créé dans des conditions assez similaires et littérairement quasi contemporaines, par un conquérant dont le récit est guidé par des considérations de politique purement romaine. Comme Vercingétorix, Jugurtha a connu le succès, puis, tout aussi importante, la défaite. On sait que les héros nationaux sont souvent des vaincus dans la mesure où la défaite même joue un rôle fondateur dans la construction des identités nationales.


Motivations de l’auteur

L’historien l’indique nettement au début de son ouvrage. S’il raconte cette guerre, c’est « d’abord qu’elle fut rude et acharnée, mêlée de succès et de revers, ensuite parce que c’est alors pour la première fois qu’on osa marcher contre l’insolence de la noblesse ». L’Afrique n’est donc pas sa préoccupation première, et cela nous invite à relativiser d’autant plus certains aspects de son Jugurtha.


On voit en effet, chez Salluste, Jugurtha lancer des invectives contre l’expansion militaire de Rome. Nul doute que cette page du Bellum iugurthinum ait contribué à donner à Jugurtha sa stature de héros national, mais le lien entre les deux passages montre, comme on le sait, qu’il faut plus y voir un « topos » et une attaque répétée de Salluste contre la gestion de la conquête par l’oligarchie sénatoriale qu’une véritable critique de l’expansionnisme romain reproduisant un authentique discours de Jugurtha. Il n’en reste pas moins que Salluste en fait dire assez à son Jugurtha pour le promettre à un bel avenir de champion de la liberté numide.


Description de Jugurtha

La fécondité du personnage sallustéen dans la perspective d’une construction mythique et d’une récupération analogique se trouve donc à la confluence de plusieurs éléments. Donné par Salluste comme l’incarnation du caractère numide, il constitue d’abord un archétype qui servira plus tard d’assise au stéréotype colonial du Berbère. Il est d’autre part vaincu après une guerre acharnée contre les futurs maîtres de l’Afrique du Nord, les Romains, dont se réclameront ensuite les conquérants français du Maghreb. Par ailleurs, son épopée, du fait de Salluste, jaillit comme une brusque et violente lumière, d’un contexte historique africain qui reste très obscur. Mais quand et comment donc Jugurtha devient-il véritablement un héros national ? Sa « consécration » en ce sens n’attend pas en fait la lutte des partis nationalistes maghrébins pour l’indépendance et ne vient pas des milieux colonisés. On peut en trouver une première étape l’année même de la conquête de l’Algérie, dans un cours prononcé par Michelet à l’École Normale Supérieure en 1829-1830 et qui deviendra l’Histoire romaine, publiée en 1831.


Michelet introduit, sans surprise, la lecture révolutionnaire et nationale du héros. Il ne consacre que quelques pages à Jugurtha, dans lesquelles la part belle est faite, comme chez Salluste, aux aspects proprement romains de l’épisode. Néanmoins, il en dit bien assez sur Jugurtha pour que nous puissions aussitôt saisir la distorsion qu’il fait subir à sa source latine en inversant la hiérarchie des buts de guerre du roi. Chez Salluste, le prince écarté a priori de la succession par sa naissance illégitime cherche avant tout le pouvoir suprême en Numidie ; c’est en second lieu seulement, comme argument mobilisateur, qu’il utilise dans un discours le thème de la défense de la liberté contre Rome qui permet surtout à Salluste de charger l’aristocratie romaine. Michelet inverse l’ordre des priorités et l’annonce d’ailleurs d’emblée : « On a regardé Jugurtha comme un usurpateur, il aurait fallu s’informer d’abord s’il existait une loi d’hérédité dans les déserts de Numidie… Les Numides pensèrent que la volonté d’un mort ne pouvait prévaloir sur le droit de la nation. » La lutte prend alors une tournure essentiellement nationale. Lorsque Jugurtha élimine son frère Adherbal, il supprime le « candidat antinational » qui constitue « le dernier obstacle à l’unité de la Numidie ». Il est le « vrai Numide désigné au trône par la voix des Numides », et donc titulaire d’une double légitimité, celle d’incarnation de son peuple et de candidat désigné en quelque sorte par le suffrage universel. Rien d’étonnant donc à ce que, semblables aux Français de l’An II, les Numides face à un ennemi pratiquant « une guerre d’extermination » et venant « égorger dans toutes les villes tous les mâles en âge de puberté », se dressent pour « soutenir avec une héroïque obstination le chef qu’ils s’étaient donné ». Les références nationales et révolutionnaires orientent ici la relecture du texte de Salluste, modifiant le sens de la lutte de Jugurtha, et par là-même la stature du personnage dont le combat personnel pour le trône de Numidie devient lutte nationale contre l’envahisseur romain à l’image de ce qui s’écrivait alors pour la Gaule.


Abdelkader : le double contemporain de Jugurtha ?

Le double contemporain du roi numide s’impose assez rapidement, et la version en partie commune aux coloniaux et aux nationalistes, du Jugurtha « héros national » de Michelet et archétype colonial du Berbère intemporel, s’achève par sa superposition avec Abdelkader. Lorsque Michelet décrit Jugurtha, il le dépeint comme « ardent et intrépide » et surtout comme « le meilleur cavalier d’Afrique, le plus ardent chasseur, toujours le premier à frapper le lion27 ». Cette imagerie qui reprend celle de Salluste, et liée par ailleurs à celle du souverain hellénistique et d’Alexandre le Grand, en annonce de nouvelles : celles du « cavalier d’Afrique », du « chasseur d’Afrique » et du chasseur de lion en Afrique, intimement liées à la conquête de l’Algérie dans la vision romantique qu’en avaient certains cercles d’officiers français, ce que Jacques Berque appelait « le romantisme des bureaux arabes ». C’est dans ces cercles que naît l’image d’un affrontement chevaleresque entre Abdelkader et les généraux français, cercles cultivés qui ont tôt fait de conférer à cet affrontement ses lettres de noblesse en effectuant le parallèle avec la guerre de Jugurtha. Dès 1843 le maréchal Bugeaud lui-même parlait du chef algérien comme « d’un homme de génie que l’histoire doit placer à côté de Jugurtha ». Jugurtha a désormais repris vie, s’est réincarné, effectuant une médiation entre les époques, au moins du côté du colonisateur pour l’instant.


Le Jugurtha ainsi recréé aux débuts de la colonisation ne peut pas être exempt des ambiguïtés liées à sa constitution. Ses aspects nationaux et emblématiques peuvent bien servir le colonisateur si l’on considère qu’en se soumettant, son successeur Abdelkader confie sa nation à l’ordre français reconnu comme porteur d’avenir ; il se retourne évidemment contre la France si l’on perçoit la résistance de l’émir comme justifiée face à une armée qui n’a rien à faire en Algérie. Cette ambiguïté, qui permettra sa récupération nationaliste, se retrouve parfaitement, par exemple, dans le fameux poème de Rimbaud, écrit en 1870. Abdelkader n’y est pas directement nommé, mais il se profile derrière l’évocation de son descendant, « ce nouveau Jugurtha » qui, s’il « croupit, enchaîné, dans une indigne prison », avait auparavant exhorté à défendre la nation et la patrie afin que « le Français ne déshonore plus les rivages arabes ». L’enthousiasme national du héros reçoit sa force de celui de Rimbaud, et la strophe finale, lui recommandant de s’abandonner à la générosité de laFrance, n’en paraît que plus décalée, avec le recul du temps, au regard de l’exaltation patriotique précédente.


Néanmoins, dans cette perspective ambiguë, ce Jugurtha-Abdelkader qui s’est enfin soumis, lui, à la différence du personnage sallustéen, peut aussi devenir, chez le colonisateur, un support à la construction de l’imaginaire collectif d’une « nation » qui accède à l’existence, si l’on peut entendre ainsi l’utopie parfois entretenue de plusieurs communautés enfin réunies en Algérie sous la haute autorité de la France, héritière de Rome. Le Jugurtha des nationalistes algériens est-il plus univoque ? Et quels liens entretient-il avec le précédent et avec le modèle antique ?


Approche de Jean Amorouche

C’est, bien entendu, L’éternel Jugurtha de Jean Amrouche, dans la revue L’Arche, qui constitue l’étape décisive de la carrière contemporaine du personnage de Salluste, élargissant l’utilisation aux milieux colonisés. L’essai se présente comme une réfutation du stéréotype du berbère, non pas en le niant, purement et simplement, mais en retournant positivement les défauts qu’on lui imputait.


Jusqu’ici, la charge symbolique double de Jugurtha comme représentant de l’éternel Numide et comme opposant irréductible à la conquête n’avait été définie et utilisée que par le colonisateur pour illustrer d’une certaine manière la vocation du Berbère à subir le joug civilisateur et les obstacles que l’on allait rencontrer en chemin. La réflexion ambivalente sur Jugurtha n’était en fait que le monologue d’un conquérant qui s’interrogeait avec les outils intellectuels dont il disposait sur la nature et les chances de sa mission. Désormais, le mythe allait migrer d’un camp vers l’autre, avec un premier acte où la double identité de Jean Amrouche assume les personnages des deux adversaires à la fois. Berbère par sa naissance et sa langue maternelle mais de confession chrétienne, normalien, professeur de lettres et poète français autant que berbère, Amrouche algérianise le mythe avec toutes les ambiguïtés liées à sa propre pluralité identitaire. C’est pourquoi ce dialogue prend tout au long la forme d’une interrogation douloureuse sur la berbérité, une interrogation porteuse des ruptures de la double identité d’Amrouche irrémédiablement imprégné d’une culture classique qui l’oblige à assumer l’archétype du Numide sallustéen, et vivant par ailleurs comme un espoir celui de l’irréductible Jugurtha.


Quelles sont, en effet, ses références ? D’abord Salluste, bien sûr, et en ce sens, l’admirateur de la culture latine qu’était Amrouche n’avait pas encore coupé le mythe de sa source. Mais outre Salluste, le vocabulaire utilisé par Amrouche, certaines tournures de phrase montrent l’utilisation directe, ou presque directe si l’on considère qu’elles avaient fini par constituer une sorte de vulgate, des réflexions que Paul Monceaux avait exprimées sur le tempérament des auteurs latins d’Afrique en 1894 et des analyses que Stéphane Gsell mettait en conclusion des deux volumes consacrées aux Berbères dans son Histoire ancienne de l’Afrique du Nord en 1925. « Je suppose, pour plus de commodité, qu’il existe un génie africain » : ainsi débute Amrouche en écho à divers sous-titres de Monceaux, « Le génie africain et l’éducation classique » ou « Les éléments du génie africain ». Une analyse plus détaillée montre que ces « éléments » définis par Monceaux se retrouvent chez Amrouche : emphase, enflure, passion, goût de la joute, tentation de l’absolu, démesure, ivresse des images brillantes. Les critères mêmes qui définissent de manière globalement positive l’auteur africain chez Monceaux font une partie essentielle de l’âme berbère chez Amrouche. Il faut se tourner vers Gsell pour trouver le complément négatif de la description : caractère insaisissable, indiscipliné, apte au chaos, démesuré en tout et en particulier dans sa sensualité, cyclothymique, fuyant et faux, revêtant tour à tour comme des masques les traits de civilisation des divers conquérants. Les tournures de phrase utilisées par Amrouche renvoient aussi bien à Monceaux qu’à Gsell lorsqu’elles transforment l’exposé en un « manuel d’utilisation » du Berbère par le conquérant : « Ne confondez pas cette inactivité… avec la… paresse » ; « si l’on ménage son amour-propre… on peut obtenir de lui… jusqu’au dévouement le plus passionné » ; « Soyez éloquent, pressez-le de paroles émouvantes et obtenez de lui qu’il se range à votre avis ». Dans ce manuel, Amrouche lui-même hésite à se situer comme le montre le jeu des pronoms nous/vous : « Nous voici affrontés au masque premier : le visage nu de Jugurtha… c’est à lui que vous avez affaire. » Son passage sur la superstition et la magie au Maghreb montre qu’il a bien en tête l’auteur ancien considéré comme l’Africain par excellence, Apulée, et son héros Lucius métamorphosé en âne, victime de sa curiosité pour la magie. Mais surtout, l’image qu’il donne d’un Berbère en perpétuelle métamorphose civilisationnelle, insaisissable dans son goût du mouvement de la vie, fasciné avant tout par le brillant et l’éclat des mots et des choses, rejoint une définition du baroque par les thèmes de Protée et du Paon que l’on a pu proposer. Or ce que G. Picard suggère d’appeler le « baroque africain » reste l’une des expressions privilégiées des spécificités culturelles de l’Afrique romaine et Apulée, revendiqué comme modèle par les écrivains africains ultérieurs, en constitue pour la région l’exemple littéraire par excellence. Sans le dire explicitement, mais en tournant autour de la notion, Amrouche perçoit le Berbère comme une éternelle métamorphose qui s’adapte aux mouvances infinies de la vie et en ce sens on peut considérer que sa vision est fondamentalement celle d’un écrivain « latin » du Maghreb pour qui Apulée reste à travers le temps le grand ancêtre. Quant à la quête tourmentée de l’absolu, elle caractérise tout autant les autres grands Africains que sont Tertullien et saint Augustin que le Jugurtha d’Amrouche.


C’est ici l’Amrouche « latin » qui tente de réconcilier le Berbère avec le stéréotype du Numide, issu des textes anciens et utilisé par le conquérant français pour justifier sa présence. La mobilitas berbère n’est plus incohérence, versatilité et indiscipline, mais fidélité à soi-même en une constante adaptation aux mouvements de la vie.


Mythes de Jugurtha

Outre ce mythe de Jugurtha construit par Amrouche, J. Déjeux en étudiait deux autres : celui de l’éternel Méditerranéen chanté par Louis Bertrand et celui de l’éternel Méditerranéen « méditerranéen » (sic) de Gabriel Audisio et Albert Camus. Le premier, le mythe latin, reposait sur l’idée d’une Méditerranée fondamentalement latine, voire romaine ; le second, plus universel, renâclant devant l’exclusivisme volontiers raciste et certains aspects régimentaires du mythe latino-latin lui préférait l’image d’un Ulysse cosmopolite et voyageur, d’un héros profondément sensuel, fils du soleil et de la Méditerranée, homme à deux visages, voire contradictoire, Janus, homo duplex.


Ces deux mythes s’enracinaient dans la culture antique et on remarquera qu’en ce sens l’éternel Jugurtha d’Amrouche fait de même. Sur ce point les trois mythes sont parents et c’est d’un même fond culturel qu’émergent les divers héros. On peut même dire que c’est de Louis Bertrand que l’éternel Jugurtha est de ce point de vue le plus proche par ses sources essentiellement latines. Et c’est du sein même de cette perspective latine, et donc coloniale compte tenu de l’époque, qu’Amrouche présente la défense et les revendications de son Jugurtha.


On reviendra donc rapidement, pour achever cet itinéraire de notre héros, sur Le message de Yougourtha de Mohamed Cherif Sahli, publié en 1947 comme « un livre de combat » destiné à « montrer que la liberté avait dans notre pays des racines… profondes ; (montrer) le dur et inévitable chemin de la lutte armée qu’avaient emprunté tant de générations et qu’allaient emprunter de nouveau avec succès les héros du 1er novembre 1954 ; (montrer) la nécessité d’une large union des forces patriotiques… d’une action rationnelle ».

Mais que reste-t-il de Salluste dans la suite de l’essai de Sahli, lorsqu’il évoque l’épopée de son héros ? Juste une trame événementielle et deux citations textuelles un peu longues de l’auteur latin pour évoquer la description physique et morale de Jugurtha puis un assaut victorieux des Numides devant Zama. Il serait par ailleurs bien difficile de retrouver après Sahli dans le texte sallustéen la phrase qui indiquerait que « les Numides ne peuvent être enchaînés ni par la crainte ni par les bienfaits » ! Le reste est une reprise de l’événementiel à travers le prisme de l’analogie avec l’histoire contemporaine. Ainsi Jugurtha se voit-il attribuer par Rome « la province d’Oranie et l’Algérois ». Plus tard, le Numide demande l’assistance de Bocchus « roi du Maroc », mais « l’armée maghrébine (Algériens et Marocains réunis) » est vaincue. Suit la « trahison » du souverain marocain, « un coup de poignard dans le dos », qui évoque clairement l’abandon d’Abd El-Kader par le sultan du Maroc après leur défaite commune de l’Isly, puisque Sahli avait auparavant associé les deux personnages en remarquant : « Que le noble Abd El-Kader, vingt siècles plus tard, imitât son prédécesseur (en demandant l’aide “marocaine”), ce n’était pas une coïncidence. »


Résumé et commentaire : Nabil Z

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