Un récent article de Mohamed-Mustapha Boudribila de la Faculté des Sciences Humaines d’Aghadir, publié dans la revue Awal n° 29 et repris par le site chaoui Inumiden pose la problématique du développement de l’agriculture chez le peuple amazigh.
Les textes anciens qui commencent avec Hérodote au Ve siècle ne parlent que des anciens habitants du littoral. Ce n’est qu’à partir de l’expédition d’Agathocle (310-307) que les Grecs commencèrent à signaler quelques caractères relatifs aux Libyens qui furent souvent déformés à travers les époques. Les gravures rupestres qui fournissent des renseignements importants sur les anciens Nord-Africains ne permettent pas de datation précise. Quant à l’épigraphie libyque qui pourrait nous aider à mieux percevoir leur genre de vie ainsi que leur organisation sociale, elle est encore loin d’être complètement déchiffrée et la datation des inscriptions n’est pas facile à établir avec certitude. Dans l’état actuel des recherches, l’élément qui fournit le plus d’informations à ce sujet demeure l’archéologie funéraire. Cependant, le problème de la chronologie reste un obstacle, car la céramique amazighe ancienne présente des caractéristiques identiques à certaines poteries actuelles, produites encore dans quelques campagnes du Maghreb.
Il s’agit d’essayer de comprendre si les berbères maîtrisaient déjà l’agriculture dès les temps les plus reculés, ou bien s’ils l’ont apprise auprès des envahisseurs, grecs et phéniciens.
Polybe, affirme qu’avant Masinissa « la Numidie était inutile et considérée comme incapable, par sa nature, de donner des produits cultivés. C’est lui le premier, lui seul, qui montra qu’elle peut leur donner tout, autant que n’importe quelle autre contrée, car il mit en pleine valeur de très grands espaces ».
Selon Strabon, « Massinissa rendit les Numides sociables et en fit des agriculteurs ». Ces affirmations ne semblent pas avoir l’assentiment de l’auteur de l’article qui les réfute. « À lire ces auteurs, dont la liste est longue, on croirait que la seule durée du règne de Massinissa a pu suffire à faire passer le vaste pays et ses Numides d’un état sauvage et ignorant à un état civilisé et riche ; c’est ce qui s’approche, en quelque sorte, de la définition que l’on donne du mot miracle ». Malheureusement, de nombreux auteurs modernes ont pris ces assertions à la lettre et ont même rajouté que ce roi aurait été à l’origine de l’écriture libyque.
Quelle est donc la part de vérité dans ces assertions ? Pour répondre à cette question, il serait nécessaire d’orienter la recherche pour relever l’absence ou la présence des éléments qui sont généralement considérés comme les fondements essentiels de toutes les civilisations antiques. À savoir : l’agriculture, l’artisanat ou l’industrie, le commerce, l’usage des métaux et, enfin, l’organisation sociale en général, avec toutes ses dimensions culturelle, politique, militaire et religieuse.
Boudribila continue en affirmant que « Les archéologues ont mis à jour un grand nombre de vestiges, recueillis dans les nécropoles anciennes : bols, jattes, gobelets, assiettes, grands plats servant à la cuisson du pain, ainsi que des restes d’animaux ». Ce qui prouve l’existence de peuplades importantes de sédentaires qui pratiquaient l’agriculture et l’élevage. Il ajoute « En outre, les botanistes ont confirmé que la culture des céréales était pratiquée chez les Amazighs bien avant le contact avec les Phéniciens ». À côté des sédentaires qui, comme on peut l’imaginer, occupaient les zones pluvieuses et fertiles, d’autres Libyens se livraient à l’élevage et à la chasse. C’est en tout cas ce que suggèrent les gravures rupestres et l’archéologie des nécropoles, selon l’auteur de l’article. En effet, des scènes représentant des hommes armés d’arcs, de flèches et de javelots face à des animaux, montrent l’importance de la chasse pour ces hommes. On en conclut que les Libyens se divisaient en sédentaires cultivateurs et nomades éleveurs et chasseurs. Sur les gravures rupestres du Haut Atlas marocain – dans l’Oukaïmeden, au sud de Marrakech – figurent des armes en bronze qui remontent au IIe millénaire av. J.-C. Gabriel Camps a fait le rapprochement avec des objets analogues – figurés au Mont Bégo, à la frontière franco-italienne – réalisés par des artistes qui n’étaient pas « seulement des pasteurs mais aussi des laboureurs». À côté de ces armes, on remarque des scènes de labour ; l’une d’elles représente deux bœufs attelés poussés par un laboureur, ce qui montre clairement que l’agriculture était pratiquée dès cette époque.
En Algérie, à Douar Tazbent, à quelques kilomètres de Tébessa, on a détecté des traces anciennes d’aménagement agricole dont la cadastration est adaptée à la topographie du lieu. Il s’agit d’une montagne, ressemblant à celles du Haut Atlas, où l’on trouve encore de nos jours les traces d’installations hydrauliques sous forme de murettes en calcaire conçues pour retenir l’eau et la terre, et qui sont nettement visibles, aussi bien dans cette région que dans d’autres montagnes du Maghreb. Les traces de ces quadrillages et la disposition des compartiments autour des montagnes montrent bien que cette technique est antérieure à l’époque romaine et vraisemblablement aussi aux Phéniciens.
D’un autre coté, les techniques agricoles semblaient être déjà maitrisées par les populations sédentaires de Tamazgha. « L’utilisation de la houe et de la charrue est attestée chez les Amazighs de la Kabylie et ceux du Sud marocain (les Chleuhs). La charrue fut utilisée après la houe, mais également avant l’introduction phénicienne et romaine de cet outil ». La différence entre l’araire amazigh, constitué de deux pièces, et celui des Phéniciens et des Romains, de trois pièces (l’araire dental), confirme l’origine indigène du premier. Cet outil, appelé araire manche-sep, s’étend au Maroc, en Algérie et au nord de la Tunisie ; soit pratiquement les zones où l’on a découvert le plus de poteries, le plus de traces de la culture, et où se situent tous les grands groupes Amazighs du Maroc, de la Kabylie et de l’Aurès.
La linguistique à la rescousse.
L’auteur fait appel à la linguistique pour démontrer que le vocabulaire agricole n’est pas d’origine étrangère. Ce qui démontrerait que cette agriculture aurait bien été développée localement et non importée. « Mieux encore, les études linguistiques effectuées auprès des populations amazighs révèlent la richesse de leur vocabulaire : des mots et des techniques relatifs à la culture des céréales et arbres fruitiers, ce qui milite en faveur de la parenté amazigh de ces cultures. Les mots qui désignent les céréales de l’Afrique du Nord sont tous des mots appartenant au parler amazigh qui ne se rapprochent d’aucun mot étranger ; Les Amazighs du Maghreb désignent ces céréales par des mots communs, et également ceux qui habitent en dehors de cette zone, qu’ils soient à l’ouest de l’Égypte, en Tripolitaine, au Sahara, chez les Touaregs ou même aux îles Canaries. Enfin, il existe un mot qui est commun chez tous les Amazighs pour désigner tous les grains de céréales sans préciser l’espèce, c’est le mot inendi. L’olivier est connu chez les Phéniciens depuis la Haute Antiquité ; il est désigné par le mot zeitoun et l’huile tirée de ce fruit par zit. Ces deux mots sont, il est vrai, couramment employés dans le vocabulaire amazigh. Et l’emprunt des mots étrangers par la langue locale n’implique pas forcément l’introduction de la chose désignée.
Pourtant, les techniques de l’extraction de l’huile ou du vin étaient de pratique courante chez les Amazighs avant même le contact avec Carthage. L’oléastre dont le fruit est oléagineux, est un arbre indigène en Afrique du Nord qui pousse à l’état naturel comme la vigne et l’amandier. Une autre sorte de vin, tiré du lotus dans les régions de la côte tripolitaine, a été signalée par Hérodote. L’importance de ces produits dans l’alimentation des Amazighs nécessite sûrement une grande quantité de grains d’oléastre et de vignes, ce qui exigeait certainement la maîtrise d’une technique plus ou moins développée, pour soigner les arbres et même les greffer ou les planter afin d’obtenir de bons rendements. Les mots amazighs désignant un bon nombre d’espèces arbustives ne laissent aucun doute sur l’origine indigène de cette culture qui ne devait rien au départ aux colons phéniciens.
On peut donc conclure qu’avec les données dont on dispose actuellement, l’ancienneté de l’agriculture amazighe ne laisse aucun doute. Le mobilier funéraire qui livre un nombre important de céramiques, l’utilisation de la houe, de l’araire manche-sep, la maîtrise des techniques de l’attelage à des bœufs, l’existence ancienne de ces quadrillages hydrauliques et l’emploi des termes amazighs qui connotent ces techniques et cette culture prouvent la grande ancienneté de cette « civilisation rurale berbère». Elle est ainsi à rapprocher de l’ancienne agriculture qui se pratiquait de l’autre côté de la Méditerranée, à savoir en Sicile, en Italie méridionale et en Espagne.
L’hypothèse traditionnelle, selon laquelle l’agriculture fut introduite en Afrique du Nord par les Phéniciens, doit donc être rejetée. On peut même confirmer que l’existence préalable de cette agriculture et de cultivateurs Amazighs constitue, entre autres, l’un des éléments qui va encourager les Puniques à s’étendre et à diffuser de nouveaux plants et procédés agricoles dans le territoire africain à partir du Ve siècle avant l’ère chrétienne.
L’utilisation des métaux
Pendant longtemps, les historiens ont considéré que l’Afrique du Nord n’avait pas connu l’usage du métal. Selon certains, les Amazighs ont utilisé directement le fer sans être jamais passés par l’âge du bronze. Il est vrai que l’âge du bronze au Maghreb n’est pas encore clairement élucidé. Néanmoins, on sait aujourd’hui que ces populations connurent le cuivre et le bronze avant le fer. Les tombes les plus anciennes ont livré, en effet, des objets de parures en métal : bracelets ouverts, anneaux de cheville, bagues et boucles d’oreilles. Plus encore, les gravures rupestres du Maghreb donnent des indices convaincants de l’existence d’un âge du bronze. De nombreuses armes de ce métal : poignards,
hallebardes, haches en forme de peltes, haches diverses, épées, javelots, boucliers, sont figurées sur les parois rocheuses du Haut Atlas. Les travaux effectués au Maghreb ont révélé une opposition curieuse entre l’Est et l’Ouest de cette contrée quant à la répartition des métaux. Tandis que les objets de parure se trouvent partout dans le Maghreb, les armes se cantonnent seulement dans l’Ouest, depuis le Bas Chélif, en Algérie occidentale, jusqu’au Moyen et Grand Atlas, au Maroc. Dans ces régions, nous l’avons signalé, il y a assez peu de poteries si l’on compare avec le Maroc atlantique, l’Algérie orientale et le Nord de la Tunisie, à savoir les zones de l’utilisation de l’araire manche-sep, où les objets de la céramique abondent.
Cette constatation a conduit Gabriel Camps à conclure que les rites funéraires des Amazighs de l’Est diffèrent de ceux de l’Ouest. Il n’est pas impossible, en effet, que ces usages soient dus à des genres de vie différents. D’après cet auteur, l’âge du bronze au Maroc, comme la céramique cardiale et les vases campaniformes, est en rapport avec la pénétration ibérique. La représentation des hallebardes connues en Ibérie et l’isolement des sites marocains où ont été trouvées ces armes supposeraient en effet une influence ibérique. Cependant, on ne doit pas exclure le fait que les Amazighs, qui avaient utilisé et apprécié ces armes jusqu’à les graver sur les roches dures, n’aient pas cherché à les fabriquer par eux-mêmes. Après des recherches effectuées au Maroc, G. Souville conclut que ces armes « ont pu, au moins partiellement, être fabriquées sur place. Il existe d’ailleurs au Maroc des gîtes métallifères de cuivre utilisables en surface et le seul gisement d’étain qui ait été exploité en Afrique du Nord. Ces gravures sont un des plus sûrs témoignages de l’existence d’un âge du bronze ». Quant à la partie orientale du Maghreb, où les objets en bronze sont plus rares, on estime qu’elle a connu le fer par l’intermédiaire des colons phéniciens sans avoir utilisé le bronze auparavant. L’auteur ajoute « Il faut dire que les recherches ne sont pas encore terminées et que les témoignages, déjà relevés au Maroc et en Algérie, prouvent l’existence d’un âge du bronze. Autrement dit, la présence d’un des faits de civilisation dans le Maghreb antique que l’on doit, désormais, ajouter à la connaissance des techniques de l’agriculture que nous avons évoquées plus haut chez les anciens Amazighs. Nous avons signalé aussi l’existence ancienne des rapports entre l’Afrique du Nord, l’Afrique subsaharienne, l’Égypte et le bassin nord de la Méditerranée dans d’autres études ». Tous ces facteurs prouvent que le Maghreb antique n’était pas isolé de la civilisation méditerranéenne de son époque. Par conséquent, cette contrée possédait tous les atouts civilisateurs pour participer à l’histoire du bassin méditerranéen lors de la venue des Phéniciens et surtout des Carthaginois dans le courant du Ve siècle av. J.-C.
L’organisation sociale des amazighs
En Afrique du Nord l’agriculture et la métallurgie, contrairement à ce que croyaient certains historiens, ont connu une évolution considérable, peut-être lente et timide, mais sûre et certaine. Les anciens Amazighs, prédécesseurs ou contemporains des Carthaginois, ont dû certainement maîtriser la technique de la métallurgie du fer, ce qui a vraisemblablement contribué au développement de l’agriculture. Les aménagements agricoles de Tazbent et ses régions, ceux du Maroc atlantique et ses plaines ainsi que les compartiments des montagnes des Atlas, où l’on voit encore de nos jours les traces de cultures en terrasses, témoignent d’une connaissance importante des techniques agricoles. De telles activités nécessitent évidemment un nombre important de cultivateurs et surtout une organisation sociale capable de gérer le travail des champs, de répartir les fonctions, de maintenir l’ordre et assurer la défense des biens de la communauté en cas d’attaques extérieures. En effet, la tradition littéraire et surtout l’épigraphie nous apprennent que dès les IVe-IIIe siècles avant l’ère chrétienne, trois royaumes amazighs se sont constitués au Maghreb : les Maures, les Massaesyles et les Massyles. Grâce à l’inscription de Dougga, Gabriel Camps a pu dégager un tableau de succession des rois massyles, ce qui l’a amené à conclure qu’au temps de Massinissa la dynastie massyle régnait au moins depuis quatre générations. Le roi libyen Ailymas, qui a vécu à l’époque d’Agathocle (roi sicilien du 3eme et 4eme siècles), fut l’un des ancêtres de Massinissa. A cette époque, les Massyles possédaient déjà des villes, situées encore en dehors du territoire de Carthage, telles que Dougga, Tébessa, Cirta, Mactar, Tiddis et d’autres. Les Maures possédaient Volubilis, Banasa, Rirha, Tingis.
Il est évident que ces royaumes n’auraient pas existé sans un substrat important fournissant les premières bases d’une structure sociale assez évoluée. On a découvert effectivement des tombeaux circulaires de dimensions très importantes dans le Nord-Ouest du Maroc : à M’zora, dans la région de Tanger, à Sidi Slimane, à Bou Mimoune, dans le Rharb, et à Volubilis, près de Zarhoun ; le plus petit d’entre eux est celui de Sidi Slimane; le plus grand mesure 100 m de diamètre et 16 m de hauteur. Les poteries exhumées ont permis la datation du IVe, IIIe siècle avant l’ère chrétienne. En Algérie orientale, on trouve également des tumulus importants, comme celui de Djebel Meimel, d’un diamètre de 70 m, ou ceux de la vallée de la Meskiana, de 53 à 55 m de diamètre, et surtout les milliers de dolmens qui forment les nécropoles du Maghreb oriental, et dont les formes architecturales et les dimensions dépassent les tertres de l’Algérie centrale et du Maroc atlantique. La construction de ces tombeaux exige naturellement un grand nombre d’ouvriers et surtout des hommes spécialisés qui savent comment procéder pour pouvoir soulever des pierres qui pèsent très lourd. Ainsi, ces monuments sont les témoignages des rapports sociaux qui avaient existé entre les chefs et leurs sujets. On érige donc des tombeaux géants qui soient à la hauteur pour accueillir les corps de ces grands « Aguellids ». Dans certains cas, on immole même des serviteurs chargés de veiller sur leurs chefs pendant leur mort, comme dans le cas des défunts de Sidi Slimane.
Question de datation
Le début de ces organisations peut remonter au-delà du IVe siècle av. J.-C. Des traces des rapports commerciaux entre les Nord-Africains, les Phéniciens de Gadés et les Grecs remontent au-delà du VIe siècle. Des céramiques grecques, phéniciennes et ibériques ont été trouvées à Volubilis, à Banasa, dans la région du Rharb, et une statue grecque en bronze datant du VIe siècle a été trouvée à Tiddis. L’écriture libyque qui connote les différents aspects culturels de ces organisations amazighes remonte jusqu’au VIe siècle av. J.-C. Tandis que l’inscription des Azib n’Ikkis dans le Haut Atlas dépasse le VIe siècle et remonte même, d’après son contexte, à l’âge du bronze. Cependant, si, à travers l’archéologie et l’épigraphie, nous pouvons deviner l’existence ancienne de ces organisations amazighes, nous ne savons rien, en revanche, sur l’état social, le déroulement du commerce, le choix des chefs, la propriété privée ou collective et, en général, sur la religion et les rapports sociaux entre les différentes couches de ces communautés. Les renseignements que nous possédons à partir du Ve siècle nous indiquent que la population amazighe est constituée de plusieurs tribus ou confédérations de tribus. Hérodote écrit qu’en « Libye, les bords de la mer qui la limitent vers le nord à partir de l’Égypte jusqu’au Cap Soleis, qui marque la fin du continent libyen, sont habités d’un bout à l’autre par des hommes de race libyenne divisés en nombreuses peuplades ». On remarque qu’Hérodote se contente de nous dire que la Libye est habitée par les Libyens, mais il ne dit rien sur leur vie sociale. On peut tout de même comprendre que les nombreuses peuplades dont il parle représentent une unité ethnique qui, selon les circonstances, peut constituer des confédérations importantes capables de menacer les adversaires les plus redoutables de leur époque. N’avaient-elles pas conquis le delta pharaonique pour le gouverner pendant plus de deux cents années ? Et le grand chef amazigh Hiarbas n’avait-il pas demandé la reine carthaginoise Elissa en mariage ? Or, seul un grand chef peut oser demander la main d’une reine.
Cités et villes en Tamazgha
« En ce qui concerne l’exploitation de la terre, la fabrication des produits agricoles et leur commerce, le travail de la céramique et son commerce, nous ne disposons d’aucun document écrit qui remonte à l’époque d’avant l’expansion carthaginoise », affirme l’auteur. Mais, le manque de documents écrits n’implique pas la non-existence de ces activités. « Néanmoins, nous pouvons dire que la maîtrise des techniques agricoles : l’araire manche-sep, malgré son aspect rudimentaire, les techniques de quadrillages des champs ou celles du maintien du sol et de l’eau par des murettes pour mieux canaliser et diriger l’eau, ne peuvent que renforcer le sédentarisme ». D’où un accroissement sensible de la population, suivi d’une augmentation importante de la productivité. Ainsi, de ce développement issu des activités agricoles naîtra le besoin d’échanges pour obtenir les produits dont on manque. Des échanges effectués tout d’abord entre les populations amazighes elles-mêmes, et plus tard avec les cités phéniciennes, qui se sont installées sur les côtes du Maghreb, depuis Hadrumète, Carthage, Utique, Rachgoun, Lixus, Mogador, jusque même Gadès.
Ce processus va renforcer le pouvoir des chefs tribaux et engendrer l’apparition des cités maghrébines. Cependant, concernant ces cités, nous n’avons pas de documents écrits antérieurs à l’expansion carthaginoise. En revanche, l’archéologie nous a livré de la céramique phénicienne ou phénico-chypriote qui remonte jusqu’aux VIe et VIIe siècles avant l’ère chrétienne, que ce soit à Tanger, Banasa, Rirha, Mogador, Volubilis, Sala… pour ne citer que les sites du Maroc qui ne sont pas cités au Ve siècle, lors de l’extension carthaginoise, notamment dans le rapport d’Hannon. Par ailleurs, à partir du IVe siècle, on trouve des indications des auteurs anciens relatives à des villes proprement libyco-berbères, comme Tokaï- Thugga, dont ni le nom, ni l’organisation politique ne sont d’origine phénicienne. Parlant de cette ville, lors de l’expédition d’Agathocle, Diodore rapporte que « Eumaque s’était emparé de Tokaï, ville considérable, et avait rangé sous son autorité plusieurs tribus numides des environs ». Mais l’abondance des dolmens au voisinage de cette ville nous permet de penser que son apparition remonte à une date antérieure au IVe siècle, puisque, déjà à cette époque, elle est, selon Diodore, une ville importante. En outre, les inscriptions bilingues de Dougga mentionnent des magistrats libyens en langue libyque : nous avons ainsi un roi (GLD, Aghelid)), deux chefs de Cent, un MSSKW, un GZB, un GLDGMIL, un préfet de Cinquante, ce qui prouve l’existence d’une organisation politique libyenne. Contrairement à la fonction des chefs des cents, celles du roi, du préfet de Cinquante et des autres magistrats sont incontestablement d’origine libyque. D’autant plus que dans la traduction punique de la même inscription, les mots libyques ne sont pas traduits mais transcrits. Plus tard, sur une inscription latine de 48-49 de notre ère, on trouve des suffètes à Dougga, ce qui montre que les « anciennes fonctions libyques avaient été remplacées par des magistratures de type punique ».
Malheureusement, sur la plupart des autres villes libyennes telles que Thèvèste, Cirta ou Volubilis, nous ne possédons que des documents tardifs qui attestent cette influence punique, où désormais les suffètes sont mentionnés au nombre de deux ou, parfois même, au nombre de trois, ce qui fait penser au prolongement d’une ancienne tradition d’une constitution amazighe. Mais cette influence punique avait certainement dû commencer à s’exercer sur les Africains à partir du Ve siècle, lorsque Carthage commença à s’intéresser aux territoires maghrébins et à entrer en contact avec ses populations.
La religion chez les anciens amazighs
L’archéologie protohistorique ne permet de reconstituer que des rites limités, dans leur ensemble, au domaine funéraire. D’autres indications nous sont parvenues grâce aux survivances libyques dans les civilisations punique ou romaine. Mais dans l’état actuel de nos connaissances, cette religion paraît plus complexe qu’on ne le croyait. Les témoignages les plus anciens au Maghreb sont les monuments symboliques, les œuvres d’art, les gravures rupestres et les objets de parure. Ils sont tous antérieurs à l’arrivée des Phéniciens. Les monuments symboliques n’avaient apparemment pas d’utilisation pratique, mais ils représentaient sûrement une certaine croyance. Ils sont représentés sous forme de tas de pierres sur ou autour d’une source d’eau. L’entassement de ces pierres, soit par dépôt, soit par jet, est une pratique universelle, constate Gabriel Camps. La fouille d’el-Guettar, dans le Sud tunisien, montre que quelques pierres sont taillées, soignées et piquetées. Elle montre aussi que ces pierres ne viennent pas de cet endroit, mais qu’elles y étaient volontairement apportées par l’homme. Cependant, nous ignorons la portée et l’importance de cette croyance.
Dans la majorité des nécropoles anciennes du Maghreb, on a exhumé des objets de parure ; on y trouve des pendeloques, des coquilles, de la céramique et d’autres objets sculptés qui évoquent pour E. Gobert, qui en a fait l’analyse, l’image d’une vulve. Selon l’auteur, cette sculpture « se range naturellement parmi les images que les hommes du passé ont multipliées dans une intention prophylactique et qui représentaient ou symbolisaient le sexe des femmes, parce que de celui-ci émanent des forces redoutables pour l’homme lui-même autant que pour les esprits, et les démons qui nous assiègent ». On est en raison de conclure que ces objets de parure étaient destinés à protéger les anciens Amazighs qui les portaient, non seulement pendant leur vie, mais aussi après leur mort. Ce qui montre que ce peuple croyait en une forme de vie après la mort ; autrement dit, une vie métaphysique. En ce qui concerne les gravures rupestres, les parois rocheuses des montagnes du Maghreb en abondent. Elles représentent des figures d’animaux domestiques : bœufs, moutons ; mais aussi des animaux sauvages : lions, girafes et antilopes ; ou encore, des silhouettes d’hommes pourchassant des animaux ou représentant des scènes de leur vie quotidienne. Or, malgré l’abondance de cette documentation, les spécialistes n’arrivent pas encore à saisir complètement le sens profond de ces œuvres. Toutefois, on peut deviner que ces représentations ne sont pas simplement l’aboutissement d’actes artistiques gratuits. Elles devaient certainement représenter une certaine vénération pour des divinités ou simplement des offrandes. Mais surtout, on ne doit plus croire, comme l’a souligné Stéphane Gsell, que « ces dessins ont été représentés, des paroles magiques prononcées devant les images pour en compléter l’effet ». Certaines scènes, en effet, dégagent cette valeur religieuse la plus fréquente qui est celle d’un bélier coiffé d’un bonnet sphérique. On a vu en lui le bélier égyptien Amon-Râ, qui porte le disque solaire ; or, il s’est avéré que ce dernier est plus récent de deux millénaires. Ce qui prouve son origine amazighe et son exportation vers la civilisation égyptienne.
On a souvent parlé de l’adoration des animaux chez les Amazighs. Diodore de Sicile rapporte que, dans certaines régions du Maghreb, les singes étaient adorés comme des dieux et que les tuer était un sacrilège. D’autres insistent sur l’adoration des serpents, du taureau, du lion ou du bélier. Cependant, des études récentes tendent à montrer que la zoolâtrie (l’adoration des animaux) n’a jamais existé chez les anciens Amazighs. En effet, sur de nombreuses représentations, le taureau et le bélier sont montrés en offrandes, certainement à d’autres divinités qui ne sont pas visibles. Sur plus de vingt figures étudiées par Gabriel Camps, on voit le bélier accompagné d’un personnage en position d’orant, avec les mains levées vers le ciel et précédant l’animal en lui tournant le dos. Une gravure célèbre dans l’Atlas algérien, à Guelmouz el Bied, représente même le bélier coupé en deux, avec les intestins répandus autour du corps. Quant aux autres animaux, quand ils ne servent pas d’offrandes, ils sont simplement liés à des divinités. Comme le lion avec Baâl ou Saturne qui, par sa crinière rayonnante, rappelle l’image du soleil. Pour autant, ces animaux ne prennent pas la place des divinités auxquelles ils sont liés. Il s’agit donc ici d’images ou de symboles des divinités. Ainsi, on peut dire que la zoolâtrie, dont parlent certains auteurs anciens et modernes, ne paraît pas avoir été pratiquée par les anciens Amazighs.
Divinités Amazighes
La documentation écrite est très faible à ce sujet. Les anciens Amazighs ne semblent pas avoir personnifié les forces divines. Selon Hérodote, ils ne sacrifiaient qu’au soleil et à la lune. D’où peut-être l’offrande du bélier à sphéroïde au dieu soleil. L’historiographie romaine nous renseigne sur l’adoration de Saturne qui a remplacé Baal Hammon, le dieu punique, à qui les Libyens sont restés fidèles. Ils sacrifiaient des agneaux, des béliers ainsi que d’autres animaux à cet astre, jusqu’aux premiers siècles de l’ère chrétienne. Ce culte qui a duré longtemps chez les Amazighs ne devait certainement rien ni aux Puniques ni aux Romains. Il remonte aux temps néolithiques dans le Maghreb. Des gravures représentant des disques, parfois isolés, parfois entourant des hommes dont les mains sont levées en signe d’oraison, se trouvent aussi bien au Maroc, dans le Yagour, dans le Haut Atlas, que dans les sites montagneux de l’Algérie, à Tiout à Naama en Algérie. On a relevé une gravure bien distinguée par un grand disque d’un mètre de diamètre, orné de dessins géométriques et délimité par des petits traits, comme s’il représentait le soleil, entouré par trois petits disques qui pourraient être des astres. Mais la gravure la plus intéressante est celle que l’on appelle « stèle libyque », c’est-à-dire schématique, où l’on distingue nettement des silhouettes d’hommes, de cavaliers, de lézards, et surtout de nombreux cercles bien tracés et accompagnés d’une écriture libyque.
Cette association de disques avec les hommes indique certainement ce culte astral. Il n’est pas impossible non plus que le lézard soit en rapport avec ce culte, puisque sa schématisation est fort présente. La majorité de ces gravures se trouve dans des sites montagneux et dans des grottes. Cette constatation indiquerait une sacralisation de ces deux phénomènes naturels. En effet, par son élévation vers le ciel, la montagne peut être un support du sacré qui rapproche des divinités ouraniennes ; de même que, par son enfoncement dans la terre, la grotte peut ramener au plus près de la divinité chtonienne, à savoir la divinité suprême qui est la terre. D’autres indications rappellent que l’homme peut être aussi un support du sacré. Ce qui se manifeste par des pratiques sexuelles cérémoniales pour attirer la pluie et provoquer la fécondité de la nature, par la consultation de « leurs ancêtres sur l’avenir en allant dormir sur les tombes ou jurant par les tombeaux de ceux qui passaient pour les plus justes et les meilleurs », comme nous l’apprend Hérodote. On a relevé aussi des traces de l’ocre rouge sur les ossements de nombreux individus. Une pratique destinée à revigorer les morts et à leur assurer le retour à la vie. En fait, l’insuffisance et surtout l’imprécision des témoignages nous empêchent de définir les éléments fondamentaux de la religion des anciens Amazighs. Malheureusement, cette situation a poussé certains historiens à croire que les Amazighs n’avaient connu que l’animisme et la vénération des animaux. Or, comme on l’a vu, la zoolâtrie ne paraît pas avoir existé, tandis que l’adoration des divinités chtoniennes et célestes a été sans doute pratiquée depuis les temps préhistoriques et ne fera que s’accentuer au contact des Puniques. Le problème des témoignages, nous le comprenons, est dû non seulement à l’imprécision, mais aussi à la difficulté de déchiffrement de l’écriture libyque. Mais ce fait ne nous donne pas le droit d’affirmer que les Amazighs n’avaient qu’une religion élémentaire. « Ils seraient, écrit Camps, le seul peuple de langue chamito-sémitique à être ainsi frappé d’une telle incapacité métaphysique », ce qui est invraisemblable.
Toujours est-il que si nos ancêtres amazighs ont très tôt connu l’agriculture et ses règles et maîtrisés ses procédés pour bien en tirer parti, celui qui l’a le plus organisé et ordonné pour en faire une arme politique redoutable fut Massinissa. Il a ainsi réussis à faire de Tamazgha le grenier de Rome, son allié politique et militaire.
Nabil Z.
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