I- Massinissa et Sophonisbe
Les histoires d’amour ont de tout temps rythmé la vie des berbères. Entre les mariages arrangés et les fougues amoureuses, les rois et les reines en Tamazgha se sont distingués par des comportements insolites, mais récurrents. Trois histoires vont nous révéler la force de l’amour et la dignité qui l’accompagne.
Au milieu du troisième siècle avant Jésus-Christ, Massinissa était un jeune prince de Cirta, issu de la grande tribu des Massyles et Afrique du Nord. Il était grand, intelligent et voué à un bel avenir. Il dirigeait l’armée et s’imposait en tant que véritable chef en devenir. La géopolitique imposait à son père des alliances avec ses voisins comme Carthage et des pays lointains comme Rome.
Sophonisbe, promise à Massinissa
A Carthage, le général Hasdrubal cherchait une alliance des Massyles contre Rome. Pour ce faire, il promet à Massinissa sa magnifique fille Sophonisbe. Tous la convoitaient et le fait que Massinissa l’obtienne en promesse montrait l’intérêt des carthaginois au jeune prince, appelé tôt ou tard à remplacer son père sur le trône de Cirta.
Massinissa, avant de célébrer ses noces, s’en va guerroyer en Espagne, à la tête d’une puissante cavalerie. Il n’était pas dans l’habitude des amazighs de guerroyer en terres étrangères, mais les équilibres stratégiques imposaient aux Massyles de stabiliser l’Espagne fortement convoitée par son rival de l’ouest, Syphax, pour assurer leur propre sécurité. C’est là qu’un messager vient rejoindre le jeune prince pour lui apprendre que son père Gaïa était décédé, et qu’il fallait qu’il rentre pour occuper le trône vacant. Entre temps, ses cousins, encouragés par Syphax roi des Massaessyles et Carthage avaient pris le pouvoir pour barrer la route à l’héritier légitime, Massinissa.
Arrivé en Massylie avec l’aide des soldats du roi des Maures Baga, Massinissa découvre que sa fiancée avait été donnée en mariage à son ennemi juré, Syphax. Depuis, il ne cessera de combattre pour récupérer son trône et sa bien-aimée. Il a passé plusieurs années à combattre d’un côté, Carthage et de l’autre, Syphax. Il était bien trop faible pour constituer un quelconque danger face à ses adversaires, mais il avait l’avantage de la ruse et de l’expérience du terrain. On l’avait plusieurs fois donné pour mort, au point que la population même, commençait à l’oublier.
Et c’est par un de ces retournements de l’Histoire que le fils de Gaïa revient sur la scène. Il déploie une nouvelle stratégie et réussit à se débarrasser de ses ennemis, notamment en reconstituant sa célèbre cavalerie, et en s’alliant à Rome. En quelques années, Carthage et Syphax sont battus, Massinissa rétabli dans son trône, engageant une politique de rassemblement constituant une confédération de l’ensemble des tribus de l’Afrique du Nord.
Retrouvailles et Drame
Syphax est arrêté par les romains, et meurt vers 202, et Massinissa peut enfin retrouver sa bien-aimée. « J’ai remué ciel et terre pour te retrouver », lui dit-il. Je n’ai vécu que pour un jour pouvoir m’unir à toi ». La déclaration d’amour du roi a remué les sentiments de la reine devenue veuve de son mari. Fille de général, elle savait également calculer les rapports de force et choisir le camp des vainqueurs. Elle accepte d’épouser le roi des Massyles, d’autant plus qu’il n’y avait plus d’espoir de reconstituer le royaume de son défunt mari, et ne pouvait même plus retourner chez son père dont le royaume a été défait et la ville de Carthage complètement rasée.
Etait-ce par calcul qu’elle a accepté ce mariage ? Ou était-ce véritablement par amour ? L’histoire ne nous le dit pas. Mais ce qu’on sait, c’est que Massinissa l’aimait vraiment.
Mis au courant des projets de Massinissa d’épouser Sophonisbe, le général romain, appelé Scipion l’Africain, allié de Massinissa, lui envoie des émissaires pour lui exprimer son opposition à ce mariage. « Cette femme a détourné Syphax pour combattre contre Rome », lui dirent-ils. « Elle est encore capable de te détourner pour rompre l’alliance des Massyles avec Rome ». Massinissa venait de comprendre que son amour pour la reine déchue dépendait de la géopolitique mondiale, et non pas de sentiments personnels. Il venait de comprendre qu’un tel mariage mettrait en danger son alliance avec le nouveau maitre du monde, et risquerait de mettre en danger son propre royaume. Plaidant sa cause, Scipion a fait dire au roi numide qu’il garantirait la vie sauve à la veuve, s’il consent à l’envoyer comme prisonnière à Rome.
Cette histoire était en train de prendre une tournure à laquelle le roi ne s’était pas préparé. Ce n’était même plus une question d’amour ou de stratégie, c’était devenu une question de dignité. Il va voir Sophonisbe à qui il explique la situation. « Tu peux rester avec moi, et nous nous battrons ensemble contre Rome, ou accepter la proposition de Scipion, en subissant pour toi et moi l’humiliation suprême. Je te laisse choisir, et quelque soit ta décision, je serai de ton côté ». La perspective n’enchantait personne. Se marier et vivre dans une situation de guerre permanente, ou se livrer à Rome et subir la pire des humiliations, elle, fille de général, reine et future reine. Elle se tourne vers Massinissa. « N’y a-t-il pas une autre issue ? Je suis prête à mourir pour t’épargner ces deux scénarios. Dis-moi ce que je dois faire, et je t’obéirais, pour te prouver mon amour ».
Massinissa avait anticipé la chose. Il prend une fiole et la tend à sa bien-aimée. « Prends ça », lui dit-il. « Et notre cauchemar prendra fin ». Sans hésiter un seul instant, Sophonisbe prend le breuvage empoisonné et meurt, mettant ainsi fin à des décennies de guerres et à l’une de histoires d’amour les plus dramatiques de son époque.
La fin de l’histoire d’amour de Massinissa et de Sophonisbe montre combien l’amour tout seul, ne suffit pas à faire les grands hommes. C’est quand ils prennent des positions à l’encontre de leurs propres sentiments, au profit de l’intérêt suprême de leurs peuples qu’ils deviennent en réalité grands. Ce n’est pas le déni de l’amour, mais un sens plus profond de ce dernier, car l’amour n’est pas égoïste, ne cherche pas son propre intérêt, et ne se réjouit pas du mal.
Cette histoire est racontée par une littérature nombreuse. Voltaire et Corneille lui ont consacré des travaux, et Gabriel Camps s’y est intéressé. Une quinzaine d’opéras ont été consacrés à cette histoire, ainsi que de nombreuses peintures dont celle de Rambrandt. Le cinéma a aussi consacré deux films à ce sujet, dont Cabiria en 1914 et Scipion l’Africain en 1937.
Nabil Z.
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