Un article d’Amélie Neuve-Eglise, a publié un article dans le mensuel culturel iranien de langue française « LaRevue de Théhéran », faisant le point sur l’histoire légendaire des sept saints qui ont dormi pendant des siècles avant de ressusciter.
Les Sept Dormants d’Ephèse de la tradition chrétienne ou les Ahl al-Kahf (ou Ashâb al-Kahf ; signifiant les "Gens de la caverne") de l’islam sont les protagonistes d’une même histoire - à quelques détails près - évoquant le périple de jeunes hommes contraints de se réfugier dans une caverne afin de fuir des persécutions religieuses et qui, après avoir sombré dans un profond sommeil, ne se réveillèrent que plusieurs centaines d’années après. Ils sont considérés comme des saints dans les deux religions et ont fait l’objet de cultes variés. La multiplication des sanctuaires leur étant dédiés en Orient et en Occident, des premiers siècles de l’ère chrétienne au XVIIIe siècle, souligne l’importance d’une tradition quelque peu oubliée en Occident mais qui est néanmoins demeurée très présente dans la conscience religieuse de nombreux pays musulmans jusqu’à nos jours. En outre, la "redécouverte" de certains lieux de culte tels que la chapelle des Sept-Saints située dans les Côtes d’Armor en France a fourni le prétexte à l’organisation de nouvelles rencontres islamo-chrétiennes autour d’éléments communs à ces deux religions.
Les "Sept Dormants d’Ephèse" selon la tradition chrétienne Les premières traces de l’histoire des Sept Dormants ont été retrouvées dans des manuscrits syriaques anciens datant du Ve et VIe siècles, c'est-à-dire bien avant l’Islam, ainsi que dans un récit de l’homme d’Etat et historien byzantin du Xe siècle Syméon Métaphraste. En Occident, les éléments majeurs de cette histoire figurent dans les écrits de Grégoire de Tours au VIe siècle, de Paul Diacre, moine bénédictin d’origine lombarde en Italie du VIIIe siècle, ainsi que dans la célèbre Légende dorée de Jacques de Voragine relatant le martyr de nombreux saints et saintes chrétiens à l’époque romaine. On y trouverait notamment les histoires des martyrs chrétiens berbères en Afrique du Nord, comme celui de Perpétua et Félicie.
L’histoire en question se déroule à l’époque des persécutions contre les chrétiens lancées par l’empereur romain Dèce, au milieu du IIIe siècle. Les romains ont été en effet, les plus grands persécuteurs des deux premières religions monothéistes. Refusant d’abjurer leur foi, sept jeunes hommes chrétiens occupant de hautes fonctions dans l’empire romain distribuent l’ensemble de leurs biens aux pauvres et partent se réfugier dans une grotte située sur le mont Célion, l’actuel Monte Celio, près de Rome. Epuisés par leur voyage, ils tombent dans un profond sommeil durant lequel les soldats de l’empereur découvrent leur lieu de refuge et décident de les y enfermer en les emmurant vivants. Peu après, un chrétien ayant appris la nouvelle vint graver à l’extérieur l’histoire et le nom des sept martyrs. Ces derniers ne se réveillent que plusieurs centaines d’années plus tard, durant le règne de Théodose Ier (379-395), lorsque le propriétaire des terres descelle l’entrée de la grotte dans le but de la transformer en abri pour le bétail et y découvre les sept dormants, bien vivants. Ces derniers ont conservé l’éclat de leur jeunesse et n’imaginent pas avoir dormi autant. L’un deux retourne à Ephèse pour y chercher de la nourriture et découvre avec stupeur la présence d’églises resplendissantes, alors que la religion chrétienne de leur temps était interdite, ainsi que les visages étonnés des commerçants lorsqu’il leur présente ses pièces de monnaie à l’effigie du défunt empereur Dèce. Informés, l’évêque accompagné de l’empereur et de l’impératrice se rendent à la caverne pour constater le miracle. Ils parcoururent ensuite de nombreuses contrées pour répandre le miracle de la résurrection de lachair - qui était nié par certains hérétiques de l’époque -, avant de revenir à la grotte et de se replonger dans un sommeil éternel. Une église fut par la suite édifiée au dessus de la caverne, et leur culte se répandit dans l’ensemble du Moyen Orient durant les siècles suivants.
Les Sept Dormants ont été présentés par la tradition chrétienne comme les "Sept Saints dormants Maximien, Malchus, Marcien, Denis, Jean, Sérapion et Constantin". Ils furent l’objet de dévotions diverses à partir du VIe siècle. Le recours à la protection des Sept Dormants était également une pratique courante au Moyen Age en Europe, et fut reprise par le protestantisme des débuts. Elle attira aussi l’attention de certains grands auteurs romantiques, et est notamment évoquée dans un poème de l’allemand Goethe. Enfin, les Sept Dormants ont figuré sur différents calendriers dont celui des Grecs, des Latins, des Russes ou encore des Abyssins.
Dans leur refus inconditionnel d’abjurer leur foi, les Sept Dormants figurent aux côtés des nombreux martyrs chrétiens des premiers siècles ayant défendu leur foi au prix de leur vie. Cependant, le fait qu’ils furent également les témoins de leur propre "résurrection" a contribué à conférer une portée extraordinaire à leur histoire. Ils figurent ainsi au plus haut rang des témoins de l’amour éternel divin, pour s’être abandonnés à Dieu et avoir été l’objet de sa miséricorde.
Les "Gens de la Caverne" dans l’islam Il existe un récit similaire dans la sourate dix-huit du Coran intitulée Al-Kahf (La Caverne), qui évoque l’histoire des "Gens de la Caverne" également surnommés les "Gens de la Tablette" (Ashâb al-Raqîm). Les éléments majeurs de l’histoire telle qu’elle y figure correspondent avec la version qui fut diffusée dans le monde chrétien. Cependant, le nombre des dormants n’est connu que de Dieu et de "quelques personnes". Le nombre de sept n’y est ni évoqué ni confirmé. En outre, il y est plusieurs fois fait mention d’un chien qui aurait accompagné les sept jeunes gens. Ce dernier, qui fut par la suite baptisé "Qitmir" par la tradition, est considéré comme l’un des quatre animaux à avoir eu une place au paradis. Enfin, le Coran évoque avec précision que les jeunes gens seraient restés endormis près de 309 ans lunaires correspondant à 300 années solaires. La sourate suggère en outre le caractère extraordinaire et la dimension spirituelle et métaphysique du "signe" (ayat) que constitue leur expérience.
En islam, les "Gens de la Caverne" incarnent les croyants opprimés par une force politique les empêchant de vivre librement leur foi, décidant alors de s’exiler volontairement et de s’en remettre à Dieu. Leur loyauté inébranlable aurait incité le Créateur à les sauver, soulignant la nécessité de se confier à Dieu même dans les cas les plus désespérés. Si ces mêmes personnes avaient vécu à notre époque dans le monde musulman, au lieu de faire confiance à la miséricorde divine, ils auraient certainement prôné le djihad, jugeant Dieu incapable de les protéger lui-même. La différence de point de vue entre les vrais croyants et les partisans de la lutte armée se situe dans la différence entre la foi et la religion. Les premiers servent le créateur en se remettant entièrement à lui, tandis que les autres se servent de Dieu pour atteindre leurs propres objectifs et satisfaire leur idéologie, même en contradiction avec l’esprit divin.
Au-delà de leur religion "extérieure", les jeunes gens évoqués dans la sourate incarnent ici l’archétype du croyant parfait, ayant une confiance absolue en Dieu en toutes circonstances. Dans la mystique musulmane, l’histoire des "Gens de la Caverne" revêt une portée symbolique particulièrement riche : ils représentent ainsi l’éternelle jeunesse de l’amour divin, ainsi que la fidélité de l’amant envers l’Aimé au-delà de toute temporalité. La caverne évoque également le motif de l’exil, et la nécessité de quitter le monde terrestre afin de "mourir à soi-même" selon l’enseignement même du Christ, pour accomplir ensuite une renaissance spirituelle. Le sage Nicodème en avait fait l’expérience dans une célèbre discussion de nuit, avec le Messie, qui venait de lui apprendre le secret de la Nouvelle Naissance. « Si tu ne nait d’eau et d’esprit, tu ne rentrera pas dans le royaume de Dieu ». Elle symbolise aussi l’amour et la miséricorde éternels, gardant vivante toute personne se réfugiant en eux. Enfin, le sommeil, qui implique l’"endormissement" des cinq sens extérieurs noyant traditionnellement la conscience dans le flot des préoccupations du monde matériel, est l’état par excellence permettant aux "sens intérieurs" et spirituels de chaque être de se réveiller et de manifester à la conscience profonde de l’homme certaines vérités spirituelles qu’il ne saurait percevoir à l’état éveillé. Mourir à la chair, pour renaitre à la vie de l’Esprit.
Le signification de certains éléments dans la sourate du Coran n’en demeure pas moins obscure, notamment le sens de l’expression "Gens de la Tablette" (Ahl al-Raqîm) désignant les dormants, l’importance accordée à leur chien, ou encore la raison du mystère entourant leur nombre seul connu de Dieu et de quelques élus - qui, dans la tradition mystique, seraient de hauts théosophes et mystiques ayant su dépasser l’aspect extérieur (zâhir) de la religion pour accéder à son sens vrai et profond (bâtin). Les grands commentateurs du Coran comme Tabarî, Ibn Kathîr ou encore Fakr al-Dîn Râzî se sont penchés sur la question, sans réussir pour autant à fournir de réponse définitive et étayée. Le récit est ainsi relégué au rang de mystère et même de légende.
Au confluent de deux traditions L’histoire des Sept Dormants a souvent été associée à la découverte d’anciennes catacombes chrétiennes qui sont momentanément devenues des lieux de pèlerinage. Cependant, ce qui semble avoir été leur lieu de refuge réel ainsi que l’église que l’on y avait édifiée furent découverts à la fin des années 1920 sur le mont Pion, près du site d’Ephèse et de la ville de Selçuk, dans l’actuelle Turquie. Les travaux d’excavation permirent également la découverte de plusieurs centaines d’anciennes tombes datant des Ve et VIe siècles, sur lesquelles figuraient de nombreuses inscriptions et prières dédiées au Sept Dormants où il apparaît que durant des siècles, de nombreux croyants ont souhaité être enterrés à leurs côtés afin d’être près d’eux lors de la Résurrection des morts. Selon la tradition chrétienne, ce lieu abriterait également la tombe ou des reliques de Sainte Marie Madeleine, citée dans les évangiles. Le mont Pion est ainsi devenu un lieu de pèlerinage pour chrétiens et musulmans, où ces derniers viennent aussi se recueillir au sein de la Maison de Marie.
Le culte des Sept Saints, lieu de pèlerinage pagano-islamo-chrétien
Le culte des Sept Dormants fut également répandu en Bretagne et plus particulièrement dans la région des Côtes d’Armor, par des moines et missionnaires grecs qui auraient parcouru l’Orient par la route de l’étain. Ayant un jour accosté en baie de Lannion, ils transformèrent le village de Stivel et son dolmen en un centre de christianisation et en lieu de culte des Sept Dormants martyrs. On construisit par la suite une chapelle leur étant dédiée au VIe siècle. Ce culte demeura très vivant au cours des siècles suivants, et grâce à l’attention que Louis Massignon porta à ce lieu après avoir été frappé, au cours de la cérémonie à laquelle il assista lui-même en 1953, par la ressemblance des paroles d’un ancien chant breton (gwerz) relatant l’histoire des Sept Dormants avec les versets de la sourate de la Caverne, il devint le lieu d’un pèlerinage communs aux musulmans et aux chrétiens. Un an après et depuis lors, le "pardon des Sept Saints" est l’occasion d’une rencontre inter-religieuse annuelle à Vieux Marché, durant laquelle après une messe célébrée à la chapelle, une cérémonie musulmane durant laquelle est psalmodiée la sourate 18 du Coran est organisée à la fontaine des Sept Saints. L’ensemble est ponctué par colloque rassemblant les représentants des trois religions monothéistes ainsi que des agnostiques, dans un esprit de dialogue et d’ouverture à l’autre.
On retrouve les traces d’un récit similaire à celui des Sept Dormants dans les traditions juive, indienne, germanique, chinoise, arabe… ainsi que dans la plupart des mythologies. Des sanctuaires leur étant dédiés ont également été érigés du Yémen à la Turquie, de la Syrie à la Scandinavie, et même jusqu’en Chine. Certains sont progressivement tombés dans l’oubli, alors que d’autres reçoivent encore la visite de pèlerins. Au Yémen, la tradition des "Gens de la Caverne" et leur invocation pour résoudre divers problèmes est particulièrement vivante. En Turquie, leur présence demeure très forte : leurs sept noms sont notamment récités par les enfants avant qu’ils ne s’endorment. Ils protégeraient également les hommes des morsures de chien. Leurs noms étaient également peints en lettres dorées sur les bateaux de la marine de guerre turque, leur invocation étant censée protéger des tempêtes en mer.
Loin d’être une vieille légende tombée dans l’oubli, l’histoire des Sept Dormants d’Ephèse constitue une invitation universelle, comme l’atteste sa présence dans de nombreuses cultures et traditions spirituelles, à rejoindre ces jeunes croyants dans leur sommeil profond par rapport à ce monde pour s’ouvrir aux "sens intérieurs" et à la dimension spirituelle de l’homme. Ces "Dormants" constituent dans tous les cas un point de rencontre unique entre christianisme oriental, tradition celtique, catholicisme et islam que Salah Stétié a décrit comme de "très jeunes gens têtus guidés par l’étoile christique d’Orient, ensuite puissants dormeurs métaphysiques et, aussi bien, gens de la grotte coranique qui n’habitèrent l’envers nocturne du monde que pour mieux habiter, le jour venu, l’éternel pays de l’air". Il reste que l’endormissement ne symbolise nullement l’inconscience ou le désintérêt par rapport à la vie réelle. Il représente plutôt un état de rentrait temporaire pour un retour plus efficace dans la diffusion des valeurs spirituelles, seule capable de détacher l’Homme de sa torpeur matérielle. Après le sommeil, il y a bien eu un réveil, une résurrection. Un retour à la vie.
Nabil Z.
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Eclaire dans la nuit
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