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Photo du rédacteurNabil Z.

Le Tifinagh attend encore son Champollion

Le chercheur marocain Ahmed Skounti a accordé une interview au journal électronique Sudestmaroc dans laquelle il aborde des questions relatives à l’écriture amazighe depuis les temps les plus anciens.



Question : Le débat concernant l’origine du est-il aujourd’hui clos ? Savons-nous précisément si cet alphabet tire son origine du Phénicien, en tant que source extérieure donc, ou bien est-ce d’une source endogène à ses territoires d’expression ?

Ahmed Skounti – Le débat sur les origines est rarement « définitivement » clos. La science est relative ; ses conclusions sont admises jusqu’à preuve du contraire, contrairement à la croyance qui est absolue et définitive. L’origine allochtone du Tifinagh a été avancée par les premiers chercheurs du 19ème et du 20ème siècle. Depuis plus de deux décennies maintenant, l’idée d’une origine autochtone commence à faire son chemin.


Question :L’alphabet Libyque et  le Tifinagh sont-ils un seul et même alphabet ? Sinon, qu’est ce qui fonde leur différence ? Quand et pourquoi la transition entre ces deux alphabets se constate-t-il ?

AS – Le Libyque et le Tifinagh sont deux variantes d’un même alphabet. Chacun d’entre eux comprend d’ailleurs des sous-variantes géographiques. Le terme Lybique a été utilisé par les premiers chercheurs pour dénommer les inscriptions découvertes dans la partie septentrionale de l’Afrique du Nord, notamment dans les sites archéologiques antiques comme Volubilis au Maroc, Tipasa en Algérie ou encore Dougga en Tunisie. Ce terme est également utilisé dans la formule d’inscription libyco-berbère pour décrire les écritures associées aux gravures et aux peintures que l’on rencontre sur les sites rupestres dans toutes franges sahariennes et sub-sahariennes de l’Afrique du Nord.

Le terme a jadis été plus spécifiquement utilisé en lien avec les inscriptions des Touaregs, peuple amazighe dont le territoire se trouve à cheval sur l’Algérie, le Mali, le Niger, le Burkina Faso et la Lybie.


Ces deux termes, Lybique et Tifinagh, ne sont donc que des dénominations attribuées par les chercheurs et il n’y a pas lieu de parler de transition de l’un à l’autre. Par contre, le mot Tifinagh, resté en usage chez les Touaregs, mérite l’attention. D’aucuns pensent qu’il provient d’une racine FNGH/FNQ qui renvoie au Phénicien.


Question :A quelle époque remonte la première expression écrite pouvant être attribuée au et quels ont été les territoires de son expression ?

AS – Nous ne disposons pas, à l’heure actuelle, de datations sûres pour connaître la première expression de cette écriture amazighe. Gabriel Camps a dit de l’inscription du site d’Azib-n-Ikkis dans le Yagour, Haut-Atlas occidental, qu’elle pourrait remonter aux 5ème-7ème siècles avant J.-C. Nous avons nous-mêmes, avec des collègues Marocains et Italiens, publié la datation des peintures d’Ifran-n-Taska, dans le Bani oriental en 2012. Trois échantillons ont donné les dates approximatives suivantes : 7ème, 5ème et 3ème millénaires avant le présent. La plus basse qui est du 3e millénaire avant le présent correspond au premier millénaire avant J.-C. Les peintures datées sont associées à quelques inscriptions peintes. Mais comme nous n’avons pas prélevé d’échantillon sur l’écriture peinte elle-même, nous ne savons pas si les inscriptions peintes remontent, comme les peintures datées, au 1e millénaire avant J.-C. On est réduit à le supposer mais il est clair, en tout cas, que cette écriture est très ancienne.


L’un des rares textes datés avec précision est la dédicace bilingue punique/libyque au Roi Massinissa remontant à 139-138 avant J.-C. Gageons que les recherches futures apporteront plus d’éclairages à ce sujet, à condition que la recherche archéologique soit davantage encouragée.


Le Tifinagh attend toujours son Champollion


Question :Quel serait le plus ancien mot retranscrit en et quel peuple en serait l’auteur ? Quelles auraient été les premières intentions sémantiques de ceux qui utilisaient le ? Quels étaient les messages transmis à l’époque de ses origines ?

AS – Il est difficile de répondre à ces questions. Si les Tifinaghes relativement récents en milieu Touareg peuvent être déchiffrées, il n’en est pas de même à mesure que l’on s’éloigne dans le temps. Les inscriptions des sites archéologiques antiques ont livré quelques rares secrets à l’image de l’inscription de Dougga qui nous renseigne sur l’organisation politique des cités de l’antiquité.


Il semble qu’à l’image de la langue qui compte plusieurs dialectes au Maghreb et au Sahara, l’écriture s’est différenciée d’une région à l’autre. Au Nord, on a identifié au moins deux alphabets : libyque oriental et libyque occidental. Au Sud, en plus des alphabets touaregs qui sont au nombre de quatre, on peut ajouter d’autres alphabets sahariens ou sub-sahariens à l’image de l’alphabet de Foum Chenna dont nous avons identifié les 33 caractères qui le composent dans le livre Tirra, aux origines de l’écriture au Maroc que mes collègues feu Mustapha Nami, qui vient de nous quitter, Abdelkhalek Lemjidi et moi-même avons écrit au début du millénaire et qui a été la première publication de l’Institut royal de la Culture amazighe (IRCAM) en 2003.


Sur le plan diachronique, il est fort probable que les transformations successives des dialectes de l’amazighe rendent difficile le déchiffrement d’un état antérieur, aujourd’hui disparu. A cela s’ajoute le caractère consonantique de l’écriture ce qui n’est pas de nature à faciliter les tentatives de déchiffrement. Enfin, une coopération nord-africaine est nécessaire. Avec les moyens technologiques dont on dispose aujourd’hui, en fédérant les efforts, il est possible de faire avancer la connaissance dans ce domaine. La reconnaissance de l’amazighe au Maroc et en Algérie devrait y aider.

En bref, cette écriture attend toujours son Champollion !


Question :Malgré l’ancienneté de ses transcriptions écrites, pourquoi la langue amazighe s’est-elle si longtemps réduite à un seul statut d’oralité ? Pourquoi la culture et la littérature berbères n’ont pas été transcrites en alors que des nombreux signes de cet alphabet se retrouvent dans l’artisanat amazighe ?

AS – Il semble que les usages dominants de l’écriture amazighe ancienne soient restés des usages marginaux dans une société qui n’a pas connu l’émergence d’un pouvoir politique central de manière endogène. Le royaume numide fait figure d’exception puisqu’il a érigé l’écriture amazighe en graphie officielle aux côtés de l’écriture punique (phénicienne). L’inscription de Dougga dont on a parlé précédemment en atteste. Les autres royaumes maures antiques, les principautés créées après les Romains et les empires médiévaux qui se constituent dans le cadre de l’Islam ne semblent pas avoir eu recours à cette écriture. Même ses usages en dehors des cercles du pouvoir central se rétrécissent et disparaissent avant la conquête musulmane.


Le Tifinagh continue alors à être utilisé dans l’espace touareg. Au Sahara comme au Maghreb, il semble que le fonds de symboles dont le Tifinagh est issu continue à être utilisé dans le domaine des artisanats (tissage, poterie, bijou …).


Par ailleurs, si l’oralité est certes dominante dans les modalités de transmission de la culture amazighe, l’écriture Tifinagh n’est pas complètement absente aux époques anciennes, mais, plus récemment, les auteurs utilisent le plus souvent d’autres graphies, en particulier l’arabe et le latin. C’est ainsi que depuis le 11ème siècle et surtout au 18ème siècle, des écrits en amazighe ont utilisé la graphie arabe tels que L’Océan des pleurs, traité de jurisprudence malékite de Mohammed Al-Awzali (mort en 1749).


Des militants du Mouvement culturel amazighe ont également utilisé la graphie arabe pour écrire la poésie, la nouvelle ou le roman. L’académicien Mohamed Chafik l’a utilisé pour son dictionnaire arabe-amazighe en trois tomes. La graphie latine a également été utilisée pour transcrire l’amazighe depuis le 19ème siècle. Elle a également été adoptée par des militants du Mouvement culturel amazighe pour écrire des créations littéraires ou pour transcrire des textes oraux. Ces deux graphies, arabe et latine, continuent d’ailleurs à être utilisées aujourd’hui malgré l’adoption du Tifinaghe-IRCAM depuis 2003 comme graphie officielle de la langue amazighe au Maroc.


Question : Selon vous, quelle est la place du et plus généralement l’avenir de la langue amazighe dans un Maroc en pleine mutation linguistique, notamment avec son ouverture sur les langues étrangères ?

AS – Il est difficile d’être futurologue en matière de faits sociaux et culturels. Depuis 2003, le Tifinagh est consacré en tant que graphie officielle de l’amazighe. En 2011, la Constitution a reconnu à l’amazighe le statut de langue officielle, aux côtés de l’arabe. En 2019, la loi organique relative à ce caractère officiel est, enfin, adoptée. Elle définit les domaines de son utilisation obligatoire selon un calendrier de mise en œuvre échelonné dans le temps. L’amazighe transcrit en Tifinaghe est déjà enseigné à l’école publique depuis 2003. Même si sa progression et son étendue territoriale demeurent modestes, il permet la diffusion de la langue et, plus profondément, une réconciliation des Marocains avec leur identité, qu’ils soient amazighophones ou darijophones.


Mais l’école, du primaire à l’université, a besoin d’ouvrages pour enseigner le Tifinagh. Il importe donc de transcrire la littérature orale et d’encourager la création littéraire et artistique d’expression ou d’inspiration amazighe afin de donner aux apprenants le goût d’une langue en lente réhabilitation.


La survivance de l’amazighe en tant que langue relève du miracle


Question :Pouvons-nous dire que le serait la première expression de la singularité amazighe ?

AS – Le Tifinagh est indéniablement un trait spécifique de la culture amazighe. Venu du fonds des âges et depuis peu objet d’une normalisation Unicode qui permet de l’intégrer aux supports informatiques les plus divers, l’avenir est encore long devant cette écriture simple et originale.


Question :Quelle serait la seconde expression de cette singularité amazighe ?

AS – La langue orale elle-même est une singularité amazighe. Contemporaine de langues puissantes telles que le grec et le latin, ayant connu une cohabitation avec l’arabe, langue liturgique puissante, vivant aujourd’hui aux côtés de langues internationales tels que le français, l’espagnol et l’anglais, sa survivance peut être assimilée à un miracle.

Lorsque le recensement de la population de 2014 annonçait que 28% des 34 millions de Marocains parlaient l’un des trois dialectes de l’amazighe, la sonnette d’alarme a été sonnée. Mais il semble qu’elle n’a pas été suffisamment entendue. Il est vrai que les darijophones parmi les Marocains sont aussi anthropologiquement parlant des Amazighes, mais la perte de cette langue plurimillénaire sera fortement préjudiciable au Maroc et à la diversité culturelle à l’échelle de l’humanité.


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