Selon Ramzi Rouighi, enseignant à l’Université de la Californie du sud, « il n'y avait pas de Berbères avant la conquête du nord-ouest de l'Afrique au VIIe siècle par les Arabes ». C’est ce qu’il développe dans son dernier livre paru aux Etats-Unis : « Inventing the Berbers History and Ideology in the Maghrib ».
Ramzi Rouighi n’est pas inconnu des spécialistes algériens. Il a même donné des conférences en Algérie, notamment à l’Université de Béjaia en 2014, dont l’intervention peut être encore visionnée sur le site de cette université. Ces publications sont à la fois intéressantes et controversées. Ses idées et sa façon de les présenter suscitent à la fois lacuriosité de ses étudiants et lecteurs, ainsi qu’une critique acerbe. Sur le site californien d’évaluation des enseignants par les étudiants, certains l’encensent, mais d’autres recommandent clairement de ne pas assister à ses cours, car « déstructurés et avec un objectif peu clair ». Il n’empêche pas qu’il aborde des thématiques intéressantes qu’il convient d’examiner.
Après « La fabrique d’un émirat méditerranéen » ou il aborde l’histoire du Maghreb et de l’Andalousie durant la période médiévale, 1200-1400, qu’il nomme le Maghreb pré-moderne, il vient de commettre un livre de 312 pages publié aux Presses Universitaires de Pennsylvanie. « L’Invention de l’Histoire et de l’idéologie des Berbères au Maghreb » est un livre qui aborde l’histoire du Maghreb depuis les invasions arabes.
Pour Ramzi Rouighi donc, « Il n'y avait pas de Berbères avant la conquête du nord-ouest de l'Afrique au VIIe siècle par les Arabes ». Mais alors, qui étaient les habitants de l’Afrique du Nord qui ont combattu cette conquête ? « Il y avait des Maures (Mauri), des Mauriciens, des Africains et de nombreuses tribus et fédérations tribales telles que les Louatha ou les Musulames ». Autant dire qu’il n’y avait pas de couscous, mais l’ensemble de ses ingrédients. Ce qui reviendrait à dire que les Maures et les « africains », n’étaient pas berbères. Il poursuit : « Avant les Arabes, personne ne pensait que ces groupes partageaient une ascendance, une culture ou une langue communes ». Personne ? Ramzi Rouighi aurait-il oublié de lire les innombrables livres écrits par les romains, les grecs et les amazighs eux-mêmes ? Pour lui, « il y avait des groupes considérés barbares par les Romains ». On sait tous que pour les romains, tous les autres peuples étaient barbares. Ce que d’ailleurs Ramzi reconnait volontiers. « "barbare", ou son apparenté, "berbère" n'était pas un ethnonyme, ni exclusif à l'Afrique du Nord ». Et c’est précisément là ou l’auteur controversé profite de la confusion pour s’engouffrer dans une brèche qui lui a permis de nier jusqu’à l’existence des berbères, seul peuple autochtone de l’Afrique du Nord, depuis toujours. Il reconnait cependant que des recherches et des preuves existent et qui démentent sa théorie. Cela ne l’empêche pas de persister dans son entêtement : « Pourtant, de nos jours, il est courant de voir des études sur la christianisation ou la romanisation des Berbères, ou sur leur résistance aux conquérants étrangers tels que les Carthaginois, les Vandales ou les Arabes. Les archéologues et les linguistes décrivent régulièrement des groupes proto-berbères et des langues encore plus anciennes, tandis que les biologistes recherchent des marqueurs d'ADN berbères datant de plusieurs milliers d'années ». Mais pour Rouighi, ces recherches relèvent de l’anachronisme. I n’y a que les sources arabes qui comptent pour lui. Tout le reste, n’est que perte de temps. « Inventing the Berbers » avance l’idée que ce sont les arabes qui ont inventé l’idée même de l’existence des Berbères. Et pour le démontrer, Rouighi va se baser sur les premiers textes arabes et explore la manière dont les sources arabes ultérieures, façonnées par les événements contemporains, ont imaginé les Berbères et le Maghreb comme leur maison.
Parmi ces sources « arabes », Rouighi invoque le « Kitāb al-'ibar » d’Ibn Khaldūn (mort en 1406), dont le troisième livre prétend fournir l’histoire des dynasties berbères, est essentiel à la compréhension de Rouighi du phénomène médiéval de «berbérisation» de l’Afrique du Nord et de ses répercussions dans le monde moderne. Selon Rouighi, le livre traduit en français en 1858 par De Slane, a servi de base à une conception racialisée de l’indigénité berbère pour les puissances coloniales françaises qui ont érigé une opposition fondamentale entre les deux groupes censés constituer les populations indigènes d’Afrique du Nord, arabes et berbères. « Inventer les Berbères » veut démontrer à quel point « l'interprétation d'un texte médiéval au XIXe siècle a non seulement servi de base à l'érudition historique moderne, mais a également eu un effet sur les politiques coloniales et post-coloniales et les identités communes en Europe et en Afrique du Nord ». C’est précisément à partir de ce point que cet historien de Californie a pris la tangente.
Dans une autre contribution sur le site de « Aeon », Rouighi affirme que « L'Afrique du Nord, juste de l'autre côté de la Méditerranée par rapport à l'Europe, était une terre cognitive. Les Européens avaient non seulement mené de nombreuses guerres contre des Nord-Africains au fil des siècles, mais ils avaient également créé des usines, des églises et même des cimetières dans tous les principaux ports. Pourtant, ils étaient étonnamment peu clairs sur qui étaient les Nord-Africains et comment les noms qu’ils leur donnaient se rapportaient à ceux que les gens se donnaient ».
Et notre historien de sombrer dans la dérive en affirmant que « « «Maures » était le nom que les Européens avaient utilisé pour décrire divers groupes nord-africains depuis l’époque romaine ». Que dire alors des Numides, des Gétules et des africains que les romains identifiaient clairement ? Et celle des Libyens appelés comme tels depuis la plus haute antiquité, y compris dans la mythologie grecque. Mais pour Rouighi, « la question plus complexe de l’auto-identification des Nord-Africains et du fait que ce que l’on savait des anciens Maures provenait de leurs maîtres romains. Lorsque les Arabes musulmans ont conquis l’Afrique du Nord au 7ème siècle, ils ont utilisé le terme «Berbères» pour décrire les peuples que les Romains avaient appelés les Maures, ainsi que ceux que les Romains appelaient les barbares ou autre chose ».Mais d’où les arabes ont-ils tirés le mot Berbère ? Rouighi ne nous le dit pas.
N'hésitant pas à pousser ses contradictions jusqu’au bout, il reconnait que les romains appelaient ce territoire « La Barbarie », ajoutant à la confusion sciemment entretenue avec « La berbérie ». Il affirme en effet que « Pour eux ( les maghrébins), le nom du pays que les Européens ont appelé Barbarie faisait partie du Maghreb, l’Ouest musulman. Même les Ottomans, qui gouvernaient les « États barbares » d’Alger, Tunis et Tripoli, l’appelaient le Maghreb ». L’anachronisme est criard. Ce va et vient entre la période romaine et celle des arabes permet d’entretenir cette confusion.
« De manière confuse, les Européens retinrent “Maures” comme nom du peuple mais appelèrent la terre Barbarie » ajoute notre controversé historien. Pourtant, c’étaient essentiellement les espagnols qui nous appelaient ainsi, à cause de sa proximité avec le Maroc, pays des Maures, le peuple qui a occupé l’Espagne durant sept siècles. Les français donnaient aux algériens le nom d’« Arabes ». Toute la littérature coloniale est basée sur ce concept, en plus de celui d’« Indigènes ». Il ajoute : « les Français ont commencé à chercher une solution à ce problème et à concevoir une nouvelle façon de représenter les habitants, une méthode permettant d'adapter les nomenclatures autochtones au projet du colonialisme français en Algérie. Au cours du processus, la Barbarie a cédé le pas à l'Afrique du Nord, les Arabes sont devenus des sémites orientaux et les Berbères sont devenus une race blanche - ou du moins une race non noire - et les véritables habitants indigènes (indigènes) du nord de l'Afrique ». Il faut ainsi rejoindre l’avis de certains de ses étudiants californiens qui reprochent à Rouighi de ne pas être clair sur ses intentions, et que son discours est difficile à suivre.
« Aujourd'hui, le nom accepté pour tous les Berbères de l'est de l'Égypte jusqu'à l'Atlantique est Imazighen (singulier: Amazigh, prononcé /ʔa.maːˈziːʁ/), nom d'une tribu du centre du Maroc. Contrairement à Berber, qui évoque «barbare», le nom vient généralement avec l’explication fantaisiste mais évocatrice qu’il s’agit d’une traduction de «hommes libres» » a-t-il ajouté dans son mépris pour ces gens libres.
Rouighi fait appel au témoignage de WIlliam Shaler, consul général des États-Unis à Alger, entre 1815 et 1825, qui appelait les habitants de l’Algérie des « Showiah », des Chaouis. Il rappelle également que Léon l’Africain les appelait Les Berbères.
Toujours est-il que la méthode de Ramzi Rouighi consistant à isoler le nom d’un peuple de son contexte historique a abouti à des erreurs regrettables. Démarrer l’utilisation du mot « Berbère » en l’isolant de sa probable origine « Barbarus » à partir des invasions arabes est une erreur méthodologique terrible pour un professeur d’Histoire. Il tend ainsi à accréditer la thèse de l’origine arabe des berbères, désormais condamnée par l’Histoire. Il porte atteinte aussi à l’unité d’un peuple, en confondant les origines communes avec les divisions ethno-géographiques. Comment en effet avoir une seule et même tribu sur un territoire s’étendant du Nil à l’Atlantique ? L’existence de tribus comme les Siwis, les Numides, les Gétules et les Maures ne remet en rien en cause l’existence d’un seul et même peuple.
Le livre de Rouighi alimente ainsi la polémique. Il est étonnant qu’il coûte aussi cher, puisque sur Amazon, son prix avoisine les 80 Dollars. C’est peut-être une bonne chose que ce livre existe, et que les chercheurs amazighs prennent la peine de lui répondre en démontant ses thèses et arguments, en se chargeant de reconstruire cette histoire qui est la nôtre, mais que seuls les autres racontent.
Nabil Z.
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