On sait que le dernier évêque d’Afrique du Nord fut Servandus de Bougie, mort vers l’an 1100. Mais de nombreuses communautés chrétiennes ont survécu dans plusieurs autres régions.
L’extinction des communautés chrétiennes autochtones en Afrique du Nord a commencé avec les invasions arabes du septième siècle. Mais avant de disparaître totalement du devant de la scène, elles ont encore tenu pendant plusieurs siècles mais de façon discrète. Il faut rappeler que les berbères se sont très tôt convertis au christianisme, depuis que plusieurs d’entre eux se sont faits disciples de Jésus-Christ. Ce furent en effet des Berbères, Simon de Cyrène qui a soulevé la croix de Jésus sur son chemin vers le Calvaire, et Jean Marc qui a rédigé le premier évangile.
Ainsi, le christianisme s’est vite répandu en Afrique du Nord, du fait du témoignage et de la prédication, sans jamais avoir utilisé, ni force ni violence. Très vite, et avant même Rome, Carthage dans l’actuelle Tunisie était devenue la Capitale du christianisme occidental latin, et plusieurs des Pères de l’Église, comme Saint Augustin, étaient des Berbères. On recense en fait, près de trois cents évêques en Afrique du Nord au troisième siècle, tandis qu’il n’y en avait que trois en Espagne, un en Gaule et quatre en Italie. Avant d’être européen, le christianisme a d’abord été Berbère [1].
On retrouve ainsi des communautés chrétiennes dans toute l’Afrique du Nord. D’Alexandrie, évangélisée par Saint Marc le Libyen, jusqu’à Tanger et Volubilis au Maroc, en passant par Cyrène, la Tripolitaine, Carthage, Cirta, Taghaste, Calama, Hippone, Lambèse, Tamugadi, Cuicul, Saldae, Césaréa, et l’ensemble des villes et villages d’Afrique du Nord des communautés chrétiennes se sont constituées. Selon Gabriel Camps, on comptait jusqu’à trois basiliques dans chaque village, y compris les plus reculés [2]. Surtout dans la région des Babors. Malgré les persécutions romaines qui ont duré jusqu’au quatrième siècle, les schismes donatiste at arien, les guerres imposées par les Vandales contre les Chrétiens, avant l’arrivée des arabes, les communautés chrétiennes berbères avaient tout d’abord prospéré dans toute l’Afrique du Nord et en Europe. Et elles ont continué à prospérer, apparemment dépourvues d’un encadrement clérical adéquat. Le fait que ce fut le roi musulman de Bougie, Moulay Nasser qui ait réclamé au Pape Grégoire VII, l’envoi d’un évêque dans sa ville, montre si besoin est, que la communauté chrétienne était encore fort nombreuse, quatre siècles après les invasions arabes.
Mais après la mort de Servandus vers la fin du onzième siècle, on n’a plus de trace de l’existence de responsables ecclésiastiques dans toute Tamazgha. Les communautés semblaient s’être organisées de manière autonome, et chacune d’entre elles se donnait des responsables locaux pour gérer les affaires religieuses courantes, entre les naissances, les mariages et les décès, ainsi que la célébration des fêtes liturgiques.
Selon Virginie Prevost de l’Université Libre de Bruxelles, « des communautés de chrétiens autochtones se sont maintenues dans le Sud tunisien, sans bénéficier d’apports extérieurs venus raviver leur foi. Les oasis du Djérid et du Nafzâwa, dominées par les musulmans ibadites, ont certainement constitué la dernière retraite de ces chrétiens nord-africains. De nombreux historiens contemporains considèrent qu’ils ont pu subsister jusqu’au XIVe et parfois même jusqu’au XVIIIe siècle[3] ».
Après soixante-huit ans de guerres de conquêtes, les hostilités entre Arabes et Berbères prirent fin en 714, quand les autochtones, lassés d’une aussi longue période de guerre, ont décidé de jeter les armes et d’accepter cette nouvelle religion, considérée par beaucoup, selon Jean Damascène [4], comme « une nouvelle hérésie chrétienne ». Car comment considérer cette nouvelle doctrine comme semblable à celle qu’ils avaient adoptée des siècles plus tôt, de manière volontaire et pacifique, et accepter le fait que cette nouvelle religion veuille s’imposer par la force des armes ? Toujours est-il que, selon Ibn Khaldoun, « les Berbères apostasièrent douze fois [5] », profitant de chaque moment de répit pour revenir à leurs sources spirituelles. De plus, toujours selon Virginie Prevost, une des raisons de la conversion des Berbères à l’Islam fut pour obtenir l’exemption de la Djizia, impôt destiné aux non musulmans. Mais on sait que les arabes ont toujours considéré les Berbères même convertis, comme sujets à l’impôt de capitation. Ce qui déclenchera en 739, ce qu’on appelle les Grandes Révoltes Berbères.
De nombreux évêques
Ainsi, et en l’absence de guides spirituels, probablement majoritairement tués, les communautés chrétiennes ont commencé à s’affaiblir, et leur nombre à se réduire. Selon Jean Gueydan, « On considère que le dernier évêque (Servandus à Bougie) a disparu vers 1100 ; à la mort de Saint Louis en 1270, l'existence de chrétiens (mais non de prêtres et encore moins d'évêques) est encore mentionnée à Tunis. Plus rien ensuite [6]». Il existait, à l’époque romaine, après la Liberté Religieuse décrétée par Constantin en 313, plus de quatre-cent-cinquante évêques en Afrique du Nord. On compte ainsi, trois cents dans l’actuelle Tunisie, deux connus dans le Constantinois, une centaine dans le centre de l’Algérie, une quarantaine dans l’Oranie et une dizaine au Maroc. Ceci dit, plusieurs d’entre eux n’ont pu être identifiés, exerçant dans des régions reculées. Sans compter les évêques dits donatistes dont le nombre était globalement équivalent. « Il faut être conscient du fait que ceux dont nous connaissons les noms (un peu plus d'un millier dans l'ensemble de l'Afrique du Nord) ne sont qu'une bien faible minorité et qu'un nombre beaucoup plus grand d'entre eux (peut-être vingt fois plus) nous restent totalement inconnus », ajoute Jean Geydan. C’est-à-dire, vingt mille évêques. Et la plupart des sources écrites qui nous sont parvenues datent entre 411 et 484. C’est-à-dire en partie, du vivant de Saint Augustin. En 411 déjà, à la conférence de Carthage, on comptait 270 évêques donatistes et 279 non-donatistes venus de toute l’Afrique du Nord. En 484, une autre conférence réunit à Carthage cinq cents évêques Ariens et 466 non ariens.
Le premier évêque d’Afrique du Nord fut sans doute Epnaetus, à Carthage. Ce personnage est cité dans la Bible, et a fait partie des tout-premiers convertis, salué par Saint Paul lui-même[7]. Après lui, il y en a eu de nombreux, dont celui d’Aumale en 227, rapporté par la littérature chrétienne de l’époque, sans toutefois en donner le nom. Par la suite, leur nombre a littéralement explosé, témoignant ainsi de la vigueur de la foi des Berbères qui se sont même permis de ne pas dépendre de l’Église de Rome pendant longtemps, et même d'en devenir les inspirateurs et théologiens attitrés, à l’exemple d’Augustin et des autres rapportés par l’Histoire.
Arrivée des arabes
Les premières décennies de la présence arabe en Tamazgha furent dramatiques. Ceux qui refusaient la domination arabe étaient condamnés, et nombre de résistants ont préféré fuir vers les montagnes, là où les envahisseurs venus du désert ne pouvaient pas monter. Le terrain leur était étranger, et ils ne savaient pas comment se défendre face aux attaques imprévisibles des Berbères, maîtres du terrain. Mais par endroits, la cohabitation entre chrétiens et envahisseurs arabes connut des répits. C’est ainsi que dans la région de Tahert, actuellement Tiaret dans l’ouest de l’Algérie, les Kharidjites ont entretenu de bonnes relations avec les chrétiens et les juifs locaux, profitant de leur savoir et de leur maîtrise de nombreuses techniques utiles pour la construction et le développement.
« Les khâridjites ont généralement entretenu de bonnes relations avec les chrétiens et les juifs. La place prédominante de nombreux chrétiens à Tâhart sous les premiers imams Rustumides est bien connue : Ibn al-Saghîr mentionne de nombreux notables chrétiens (‘Adjam) qui font partie de l’entourage de l’imam. Sous le règne d’Aflah (m. 871), ces chrétiens, groupés sous l’autorité́ d’Ibn Warda, s’enrichissent grâce au commerce et construisent des demeures fortifiées et un marché́. Sous le règne de son fils Abû l-Yaqzân (m. 894), des guerres poussent les chrétiens à faire cause commune avec l’imam et ses principaux soutiens, les Nafûsa. Plus tard, lorsque l’imam Abû Hâtim connait des problèmes, il est de la même façon, soutenu par les notables chrétiens, l’un d’eux étant connu comme défenseur de la ville. Ibn al-Saghîr parle des « chrétiens de Madjdjâna » : il semble que cette communauté́ originaire de la ville de Madjdjâna s’est tant développée dans la capitale Rustumide que tous les chrétiens ont été regroupés sous cette appellation. À la chute de Tâhart, certains chrétiens accompagnent l’imam à Ouargla, où leur communauté́ est importante au Xe siècle », nous apprend Virginie Prevost.
Petit à petit, les conquérants transforment les églises en mosquées, et les chrétiens se dispersent, s’affaiblissant ainsi. « Les ibadites n’ont pas hésité́ à convertir les anciennes églises à leur propre culte. Les sources énumérant les endroits vénérés du djebel Nafûsa mentionnent plusieurs mosquées qui sont dites apostoliques ou qui ont conservé́ leur nom d’église/kanîsa ». En même temps, les nouveaux arrivants sont influencés par les arts locaux, et plusieurs mosquées ont gardé les formes des églises, profitant ainsi des décorations et des avantages architecturaux. On retrouve cela à Gafsa en Tunisie, par exemple, et à Sedrata, dans le Constantinois. Selon Georges Marçais « à Sadrâta l’art khâridjite des Xe et XIe siècles s’inspire directement de l’art chrétien de l’Afrique pré- islamique ; le décor ressemble à celui des basiliques rurales maghrébines et il apparait que les Berbères ibadites ont longtemps gardé des influences chrétiennes [8]».
Malgré cela, plusieurs gouverneurs arabes se sont retournés contre les chrétiens berbères et une grande persécution engendra de nombreuses pertes parmi les chrétiens locaux, dès l’an 742. Une chasse au Dhimmi a été lancée et les dégâts furent considérables.
« On ignore quel encadrement clérical subsiste dans les oasis après la conquête arabe » affirme Virginie Prevost. « En 883, la « Liste de Léon Le Sage » laisse penser que Gafsa et Qastîliya sont encore des évêchés, mais cette source doit être considérée avec la plus grande prudence au Xe siècle tout au moins, une communauté́ chrétienne organisée et des liens étroits entre les chrétiens de Gafsa, de la Qastîliya et du Nafzâwa. Ils sont sans doute également en contact avec ceux de la Tripolitaine dont l’existence est attestée jusqu’aux Xe-XIe siècles, et avec ceux « de Madjdjâna » installés à Ouargla avec lesquels ils entretiennent certainement de fréquentes relations commerciales ».
Au XIème siècle, l’arrivée des hordes des Banou Hilal oblige les chrétiens à fuir vers des lieux plus sûrs, comme les montagnes ou les villes de Mahdia et de Bejaïa. Le pape Léon IX affirme qu’en 1053, il ne subsistait plus que cinq évêques dans toute l’Afrique du Nord. En 1076, un autre pape, Grégoire VII affirmait qu’il n’y en avait plus que trois.
Mais en 1154, nous avons encore des traces de l’existence de communautés chrétiennes en Afrique du Nord. En dehors de celle de Bougie, Al idrissi affirmait qu’à Gafsa dans l’actuelle Tunisie, la plupart des habitants parlaient encore en latin. La langue latine africaine est en effet, spécifique à l’Afrique du Nord, et était utilisée par les communautés chrétiennes de l’époque [9].
Après les Banou Hillal, ce fut le tour des extrémistes almohades de s’en prendre aux communautés chrétiennes. Ce fut à cette époque ou la présence chrétienne se fut de plus en plus rare. Abdelmoumène aurait laissé le choix aux juifs et aux chrétiens locaux, entre la conversion ou la mort. Les conditions de vie des survivants s’étaient notablement dégradées, et les chrétiens berbères se sont retrouvés traités comme des étrangers chez eux. Ibn Khaldoun a bien signalé çà et là, la subsistance de poches chrétiennes, mais leur nombre était devenu négligeable. Et le christianisme Berbère a fini par disparaître des radars, même si on ignore si des communautés ont continué à exister de manière plus ou moins discrète.
Il existe cependant un certain nombre de récits qui relatent ou font allusion à l’existence de chrétiens autochtones en Afrique du Nord jusqu’au XVIIIeme siècle, comme ce fut le cas d’un certain Selim d’Alger.
L’histoire de Selim d’Alger.
Sélim était le fils d’un riche personnage d’Alger. Il a été envoyé par son père pour faire des études particulières à Istanbul, Capital de l’Empire Ottoman. A la fin de ses études, et sur le chemin de retour vers l’Algérie, son vaisseau a été attaqué par des pirates, et Sélim a été vendu comme esclave à des marchands qui l’ont revendu à leur tour, sur le marché aux esclaves de la Nouvelle Orléans dans le Sud des Etats-Unis. Il a été expédié par les rivières du Mississippi et de l'Ohio, puis capturé par les Shawnee, ce peuple nord-américain autochtone. Après quelque temps, il réussit à leur fausser compagnie, et s’est engagé dans les Appalaches qu’il a traversées jusqu'au comté d'Augusta en Virginie.
C’est un chasseur américain qui l’a découvert dans la forêt virginienne, à Vance Springs. Il l’a pris chez, lui, le soigna et le nourrit pendant quelque temps. Pendant toute cette période, L’hôte de Sélim lui a appris des rudiments d’Anglais pour lui permettre de communiquer avec les autres.
Lors d’une cérémonie publique à laquelle Sélim accompagna son bienfaiteur, il s’adressa à un homme distingué pour lui dire qu’il l’avait vu dans un rêve quand il s’était perdu dans la forêt. Il se trouvait que le personnage en question était John Craig, le pasteur d’une église locale, qui décida d’inviter chez lui ce curieux personnage. Arrivés à la maison, Sélim découvrit une Bible en Grec dans la Bibliothèque du Pasteur. Il s’est mis à la lire à voix haute devant son hôte, qui lui en montra une autre en hébreu. Langue que Sélim connaissait également.
En fait, Sélim était parti à Constantinople pour étudier ces deux langues bibliques, le Grec et l’Hébreu, parce qu’il était chrétien. Ce qui démontre l’existence de familles chrétiennes en Afrique du Nord jusqu’à l’époque ottomane. Cette histoire, rapportée par la presse américaine[1] s’est déroulée entre 1762 et 1764.
La résurgence actuelle du christianisme en Afrique du Nord a-t-il un lien avec ses communautés sensées avoir disparues des radars depuis plusieurs siècles, ou est-ce vraiment le fait de conversions individuelles de personnes ayant eu accès, d’une façon ou d’une autre à la lecture des évangiles ? C’est en tout cas, la redécouverte de la foi de leurs ancêtres, dont le cordon de transmission avait été rompu depuis des lustres.
Nabil Ziani.
[1] Le Berbère, lumière de l’Occident/ Vincent Serralda ; André Huard.- Nel, 1990.
[2] Les Berbères, mémoire et identité.- Babel, 1980.
[3] Les dernières communautés chrétiennes autochtones d’Afrique du Nord. In : Revue de l’histoire de l’Afrique du Nord. N°4, 2007. Pp 460-483
[4] Jean Damascène, né vers 676 et mort le 4 décembre 749, était un théologien chrétien d'origine syriaque et de langue grecque. Il est considéré comme Docteur et Père de l’Église.
[5] Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique Septentrionnale/ Ibn Khaldoun. Trad De Slane, 1852.
[6] Les Evêques d’Algérie. In : L’Algérianiste, n° 82-84, 1998. http://www.cerclealgerianiste.fr/index.php/archives/encyclopedie-algerianiste/societe/religions-fetes-et-coutumes/chretiennes/610-les-eveques-d-algerie-l-histoire
[7] Romains 16 :5
[8] Georges Marçais, « Art chrétien d’Afrique et art berbère », Annali dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli, III (1949), p. 70-71.
[9] Al-Idrîsî, Kitâb Nuzhat al-mushtâq/Opus geographicum, éd. E. Cerulli et al., Rome-Naples, 1972, fasc. 3, p. 278.
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