Wageeh Mikhail est le directeur des relations entre Chrétiens et Musulmans au Caire, en Egypte. L’été dernier, il a publié un article dans « Christianity Today », dans lequel il raconte l’histoire des Arabes Chrétiens.
« Quand les Arabes sont-ils devenus chrétiens ? » est le titre de son article. Il commence par mettre au clair une idée très répandue en Occident, selon laquelle un Arabe est nécessairement Musulman. Lorsqu’on lui demande depuis quand il est Chrétien, il répond : depuis la Pentecôte. Ses ancêtres sont cités dans le récit du Nouveau Testament aux côtés des autres peuples. « Le Livre des Actes détaille comment les Arabes étaient présents pour recevoir le Saint-Esprit, ainsi que plusieurs autres ethnies ». Ce qui est tout à fait vrai. Chacune des personnes présentes ce jour-là à Jérusalem s’en est retournée dans son pays et a prêché l’Evangile, créant ainsi les premières communautés Chrétiennes dans chaque région. Et ce fut le cas pour les Arabes aussi.
Cependant, ce même texte d’Actes 2 dans le Nouveau Testament, cite indépendament les Egyptiens comme Wageeh et les Arabes. L’auteur de cet intéressant article semble confondre les Egyptiens avec les Arabes. Et même Wageeh semble acquis à l'idée que les Moyens-Orientaux sont des Arabes. ce qui, historiquement n'est pas exact. Car selon ce point de vue, même les Kurdes, les Egyptiens et les Berbères sont Arabes. ce qui est évidemment faux. Mais, lisons son article, car il apporte de précieuses informations.
« À l’aube de l’Islam, les chrétiens arabes étaient divisés en trois familles de foi distinctes, basées sur des compréhensions différentes de la nature de Jésus » :
Les chrétiens chalcédoniens croyaient que la personne unique du Christ unissait ses deux natures : divine et humaine. Ceux-ci étaient appelés de manière péjorative « Melkites » – dérivé du mot arabe signifiant « roi » – en raison de la faveur qu'ils avaient de l'empereur byzantin.
Les Églises orthodoxes orientales, y compris les coptes égyptiens et les chrétiens de l’ouest de la Syrie, n’étaient pas chalcédoniennes. Appelés péjorativement « Jacobites » en hommage à leur moine fondateur éponyme, Jacob Baradaeus (mort en 578), leur théologie estimait Jésus à la fois humain et divin, mais uni dans une seule nature et non deux.
Les Syriens de l’Est n’étaient pas non plus chalcédoniens, mais niaient le terme Theotokos, rejetant l’appellation de Marie comme « Mère de Dieu ». Leur insulte était « Nestorienne ».
Mais depuis des siècles, les musulmans ont détruit ces distinctions et ont appelé tous les Chrétiens par le terme « Nasara ». Un beau résumé de la situation. Mais, ajoute Wageeh, « La plupart des chrétiens arabes rejettent aujourd’hui ce terme. Dans Actes 24 : 5 les disciples de Jésus sont appelés la secte « Nazaréenne ».
Partenaires de sagesse
Considérés avec les Juifs comme « Peuple du Livre », les chrétiens étaient gouvernés par le Pacte d’Umar, le deuxième calife de l’Islam, selon lequel ils se devaient avoir une attitude globale de déférence envers les musulmans et payer de la taxe jizya en échange d'une autorisation de ne pas suivre la nouvelle religion de l'État.
Mais certains califes élevèrent les Chrétiens en dignité à cause de leurs compétences, notamment leur maîtrise d'autres langues et la philosophie grecque. Au neuvième siècle, le calife Al-Ma'mun les employait dans son Bayt al-Hikmah, « la Maison de la Sagesse », pour traduire les livres du Grec ou du Syriaque en arabe.
Ces mêmes Chrétiens dits Arabes ont également traduit en Andalousie ce corpus arabe en latin, déclenchant ainsi la sortie de l’Europe du Moyen Âge.
Hunayn ibn Ishaq (mort en 873), un chrétien qui dirigeait la Maison de la Sagesse à Bagdad, a écrit ou traduit plus de 150 livres, dont la Bible de la Septante. D’autres Chrétiens de Syrie ou d’Iraq ont également exercé des fonctions et publié des livres durant toute cette période. « Un certain Qusṭā ibn Luqa – un chrétien arménien arabophone – a écrit le premier livre sur les soins de santé personnels d’un pèlerin du Hajj, Régime médical pour les pèlerins à la Mecque » nous raconte Wageeh Mikhail.
Ces mêmes Musulmans qui bénéficiient du savoir des Chrétiens, méprisaient en même temps leurs croyances. « Même si les musulmans considéraient le christianisme comme une religion parallèle, ils le considéraient comme corrompu, car ses doctrines abaissaient leur conception de Dieu. Ils croyaient qu’une incarnation physique limitait la transcendance de Dieu, tandis que la faiblesse de la croix limitait son pouvoir absolu ».
Et face à ce défi apologétique, les chrétiens ont répondu en arabe. Trois théologiens majeurs ont résisté à l’épreuve de l’histoire.
Polémique en débat
Le premier est Jean de Damas, dit Jean Damascène. Né Yuhana ibn Mansur ibn Sarjun en 675 après J.-C. Il était Trésorier de la troisième génération du califat omeyyade. Il n’écrivait pas en arabe et était très critique envers l’Islam. « Lorsqu’Abd al-Malik ibn Marwan (mort en 705) imposa l’arabe comme langue officielle, transformant une grande église de Damas en mosquée, Jean décida de se retirer dans un monastère de Jérusalem ».
« Là, Jean a publié plusieurs livres, dont La Fontaine de la Sagesse. La deuxième partie de cet ouvrage cite l'Islam comme la dernière des 100 hérésies. Traduit plus tard en latin, il a influencé de nombreux théologiens européens dans leur perspective sur l’Islam. Qualifiant les musulmans de « Sarrasins », il accuse Mahomet d’avoir inventé cette religion après avoir appris l’existence du christianisme auprès d’un moine arien ». Wageeh doit faire allusion au Moine Nestorien Bahira, l’oncle de Khadidja, la première épouse de Mahomet. Rappelons qu’à cette époque, plusieurs Berbères appelaient les Arabes du nom de « Iserghinen ». Plusieurs spécialistes rapportent ce vocable à celui de Sarrasins.
Mais c'est une autre de ses œuvres, Dialogue entre un Chrétien et un Sarrasin, qui est devenue fondamentale dans l'histoire des relations entre Chrétiens et Musulmans. Elle provoqua de nombreuses controverses théologiques y compris parmi les musulmans eux-mêmes.
Jean a conseillé aux chrétiens d’interroger leurs interlocuteurs musulmans : est-ce que le Coran est la parole de Dieu ? A-t-il été créé ou est-il éternel ?
S’il a été créé, cela signifie qu’avant, Dieu était sans parole, incapable de communiquer avec les humains. Mais étant donné que Dieu a parlé maintenant- au tarvers du Coran, selon les Musulmans, cela signifie que Dieu a changé, ce qui est impossible. La parole de Dieu doit alors être éternelle.
Mais si elle est éternelle, il faudrait se rappeler que le Coran dit que Jésus est Parole de Dieu. Le Christ doit donc aussi être éternel. Mais dans l'Islam cela est également impossible. Avec ce genre de questions, les arguments de Jean ont fini par diviser les musulmans eux mêmes en plusieurs camps.
Poli dans l'engagement
Un deuxième théologien a présenté une autre défense du christianisme qui reste encore valable à ce jour. Il s’agit de Timothée Ier, né en 727 après J.-C. Il fut patriarche de l'Église d'Orient pendant 43 ans sous le califat abbasside, présidant 230 diocèses. Sous sa direction, l’Évangile s’est propagé jusqu’en Chine.
Un jour, le calife Al-Mahdi (mort en 785) invita Timothée à sa cour pour une conversation théologique de deux jours, abordant les sujets sensibles de l'incarnation, de la Trinité et de la place de Mahomet dans la compréhension chrétienne. Wageeh Mikhail ajoute :
Timothée a expliqué la Trinité en disant que le calife était un seul roi avec sa parole et son esprit. De même, a-t-il poursuivi, le Dieu chrétien n’est pas trois mais est un seul Dieu, avec une Parole et un Esprit éternels inséparables de son être.
A la question relative à la raison pour laquelle il ne croyait pas en Mahomet, il répondit poliment qu’en tant que théologien chrétien, il ne trouvait aucune référence à lui dans la Bible.
Mais lorsqu’on lui a demandé de répondre à ce qu’il pensait personnellement du prophète musulman, sa réponse a été fascinante : « Mahomet a conduit les gens à adorer un Dieu unique, loin des idoles, les conduisant à jeûner et à prier. » Timothée a même poursuivi que Mahomet « a marché sur le chemin des prophètes », sans toutefois affirmer sa fonction spirituelle.
Preuve en linguistique
Les écrits de Timothée ont influencé nombre de ses successeurs, notamment un troisième théologien, Ammar al-Basri (originaire de Bassora en Iraq, décédé vers 850). Il a été l’auteur de deux importants livres.
Son Livre de la Preuve porte également bien son nom, puisque le verset 111 du deuxième chapitre du Coran met les Juifs et les Chrétiens au défi de présenter la preuve de leur foi. Le principal camp théologique musulman à cette époque était celui des Mutazilites, qui ne croyaient pas que la parole de Dieu était éternelle. Soucieux d’insister sur le fait que Dieu, seul Dieu, sans aucun autre être, est éternel, al-Basri a utilisé ce contexte pour prouver l’exactitude de la doctrine de la Trinité.
Les musulmans appellent Dieu al-Hayy, ce qui signifie « Celui qui vit », ce qui implique qu’il a la « vie ». De même, Dieu est décrit comme al-Mutakallim, « Celui qui parle », ce qui signifie qu’il a une « parole ». La grammaire arabe établit la relation vitale entre le nom « vie » et l’adjectif « vivre ». Donc, si Dieu parle, alors il a une « parole » aussi éternelle que son être. Et si Dieu est « vivant », alors il a un « esprit » aussi éternel que son être.
Ammar a déclaré que dans le christianisme, vivre – et parler – sont les moyens les plus nobles que les humains aient utilisés pour décrire Dieu. Seuls les attributs essentiels de « vivre » et de « parler » peuvent être utilisés pour décrire ce qu’est Dieu, car ce sont des attributs qui séparent essentiellement les essences de l’être. C’est pourquoi nous disons que la Parole de Dieu est éternelle. Et l'Esprit de Dieu est éternel. Nous croyons en un Dieu unique, éternel et vivant éternellement. « Et c’est, à mon avis, la meilleure façon de parler de la Trinité dans un contexte musulman » ajoute Wageeh.
Persévérer dans la foi
Comment cette partie de l’histoire chrétienne n’est-elle pas connue, même par les Chrétiens Arabes ? Comment pouvons-nous passer de Saint Augustin à l’Europe, en ignorant génération après génération de chrétiens Arabes qui sont restés fermes dans la foi, qui ont témoigné de l’Évangile et ont été actifs dans leurs sociétés en tant que médecins, traducteurs et érudits de leur époque ?
Les Chrétiens Arabes, ont un grand besoin de redécouvrir cet héritage, avant tout pour eux-mêmes. Lorsqu’ils découvriront qui ils sont et d’où ils viennent, leur enracinement et leur rôle culturel dans les pays du Moyen-Orient se renforceront. Et connaître ces choses peut également les aider à renouveler leur investissement et leur engagement à rester.
Il est clair que les gens ont besoin de savoir qui ils sont et d’ou ils viennent. Dans ce cas, ce besoin concerne en premier Wageeh Mikhael, Egyptien qui se croit Arabe. Et ce n’est pas parce que quelqu’un utilise une langue qu’il est nécessairement issu de cette ethnie ou culture. Cet article est très important puisqu’il raconte à la fois une partie de l’histoire chrétienne du Moyen-Orient et montre comment l’Islam a arabisé des peuples et des nations, les privant de leur véritable identité et les persécutant quant à leur foi.
Wageeh Mikhail est le directeur des relations entre chrétiens et musulmans chez ScholarLeaders et l'ancien directeur du Centre pour le christianisme du Moyen-Orient au Séminaire théologique évangélique du Caire. Cet essai est adapté de sa conférence présentée au Centre de compréhension et de partenariat entre chrétiens et musulmans au Caire le 1er août 2023.
Nabil Z.
Merci pour ce rappel historique qui remet les choses en place.