Aux Etats-Unis, il y a une loi obligeant, après un certain temps de rendre public en les déclassifiant, des dossiers de la CIA. C’est ainsi qu’on a découvert récemment que les philosophes et écrivains français avaient été sous surveillance de la part de l’Agence de renseignements américaine.
En effet, un rapport intitulé «France: la défection des intellectuels de gauche», avait été commandé à des spécialistes et analystes, et remis à l’Agence en décembre 1985. La CIA était très intéressée de voir comment l’opinion publique française, allait évoluer sous l’influence de personnalités comme Roland Barthes, Jean Paul Sartre et les autres, tous à l’époque, ayant opté pour la gauche, donc aux yeux des américains, le camp soviétique. Mais, petit à petit, la vieille école communiste française était en train de faire sa mue, notamment par le vieillissement de l’ancienne classe, et l’arrivée de nouvelles têtes, dont Bernard Henri-Levy et André Glucksman. Un virage anti-marxiste était en train d’être négocié durant les années 1970 et 1980 par les intellectuels français et allait avoir une véritable influence sur l’atmosphère culturelle et politique du pays.
Tous les journaux et magazines étaient lus par les spécialistes du renseignement américain, et les émissions de radio écoutées et celles de la télévision regardées. Des rapports étaient régulièrement envoyés à l’agence pour analyse, dans le but de prendre la température politique française, dans le contexte d’une guerre froide qui n’en finissait pas. Car le marxisme à l’époque, avait le vent en poupe dans les universités et milieux intellectuels français. A Nanterre, on considérait que « le marxisme chic était la règle suprême jusqu’au milieu des années 1970». Ailleurs dans le monde, on sait aussi que d’autres intellectuels de gauche étaient surveillés. Y compris des Prix Nobel, comme Ernest Hemingway.
L’espionnage des intellectuels français avait en réalité commencé dès l’après-Guerre. Selon David Caviglioli du Nouvel Observateur, « Dès 1945-1946, et jusque dans les années 1970, le FBI a surveillé Sartre, allant jusqu’à dérober des carnets de brouillon. Camus aussi a fait l’objet de rapports. (Dans les premiers, il était nommé «Albert Canus».) En 2013, le chercheur anglais Andy Martin avait pu consulter les dossiers de ces herméneutes de l’ombre qui se grattaient la tête devant «l’Etre et le Néant» ou «le Mythe de Sisyphe», cherchant à savoir «si l’existentialisme et l’absurdisme étaient des masques du communisme» ».
L’Intérêt de la CIA par rapport à la France résidait dans le fait que la bourgeoisie dans son ensemble avait été tentée par le communisme et était quasiment acquise à la cause du Marxisme. Beaucoup d’intellectuels français ont écrit à ce sujet, et ont été suivis par des écrivains d’autres pays, y compris aux Etats-Unis même. La CIA considérait désormais que la France était le lieu matriciel du gauchisme mondial. Dans le rapport qui lui a été remis en 1985, les rédacteurs considéraient que, «dans la période de l’après-guerre, les intellectuels français ont significativement contribué à fabriquer une hostilité internationale à la politique américaine, en Europe comme dans le Tiers-Monde. De Beyrouth à Lisbonne et Mexico, les élites intellectuelles ont écouté et reproduit la pensée et les préconceptions en vogue chez les café savants comme Régis Debray».
Ce qui a poussé la CIA durant les années 1950 et 1960, à financer discrètement le Congrès pour la Liberté de la Culture à Paris, pour soutenir des revues intellectuelles et des magazines anti-communistes. Le Congrès reposait sur l’idée que la défaite culturelle du marxisme passerait par la création d’une nouvelle gauche plutôt que par un soutien à la droite. Cette recette a largement donné ses fruits, puisque les intellectuels français, aujourd’hui encore, sont majoritairement de gauche, mais clairement anti-communistes. C’est notamment grâce à l’émergence d'une nouvelle classe de philosophes et d’écrivains comme Bernard Henri-Lévy, qui va désormais œuvrer sans le savoir pour la promotion des valeurs américaines, faisant ainsi le jeu des Etats-Unis.
Ces nouveaux philosophes ont été décrits comme d’anciens communistes ayant rejeté «les sophismes staliniens enseignés à l’Ecole Normale Supérieure», ils sont jeunes, beaux et populaires et utilisent un langage plus simple et plus accessible aux masses. Les journaux leurs ouvrent leurs colonnes et les radios leurs antennes. Bernard-Henri-Lévy devient même directeur de collection chez Grasset et favorise l’émergence d’une nouvelle élite intellectuelle, contribuant à faire évoluer les idées en France, et même au-delà. Durant une dizaine d’années, ils vont petit à petit transformer l’atmosphère philosophique de la France, sans toutefois basculer dans l’idéologie américaine pure et dure. Ils arrivent même à convaincre l’opinion, que la pensée américaine avait quelques bons cotés qu’il convient d’exploiter et d’utiliser à bon escient. Cet atmosphère va lourdement défavoriser la Gauche française et préparera en cati mini l’émergence d’une nouvelle droite. L’arrivée de François Mitterrand au pouvoir en 1981 va renforcer cette tendance, puisqu’il va nommer au portefeuille de la Culture, Jack Lang, qui favorisera la création des radios libres et l’explosion de la presse et de l’édition.
C’est ainsi que la CIA s’est réjouit de l’évolution des mentalités en France, notant que ces nouveaux intellectuels «soutiendront les socialistes modérés qui peinent à créer une large alliance de centre-gauche», et ils «s’opposeront à tout effort des socialistes extrémistes de ressusciter ‘’l’union des gauches’’ avec le Pati Communiste». Surtout, elle «devrait aggraver les différends entre les partis de gauche et à l’intérieur du PS, ce qui accentuera probablement la défection des électeurs socialistes et communistes». Ainsi, la CIA prévoie l’arrivée de gauches irréconciliables et la fin de la «révolution permanente».
Le changement de mentalité va induire un changement de culture en France, grâce à cette nouvelle classe de philosophes et d’intellectuels. «l’anti-américanisme jadis considéré dans les cercles huppés comme une preuve indirecte de bonne éducation n’est plus en vogue. La dénonciation automatique des Etats-Unis – que les intellectuels de la Nouvelle Gauche nomment ‘anti-américanisme primaire’ – (…) est vue comme de la grossièreté. L’anti-américanisme passait pour un signe extérieur de richesse intellectuelle, distinguant les penseurs des gens du commun (suspectés d’avoir une bonne opinion des Etats-Unis, même pendant la guerre du Vietnam.) Maintenant, l’inverse est vrai: trouver des vertus à l’Amérique – et même identifier de bonnes choses dans les politiques du gouvernement US – est perçu comme la marque d’un esprit clairvoyant» note le rapport de la CIA en 1985, en pleine période Mitterrandienne. Une année après, la Droite revient au pouvoir avec Jacques Chirac à la tête du gouvernement.
Que reste-t-il aujourd’hui de la Gauche française ? Le Parti Communiste n’est plus que l’ombre de lui-même depuis une vingtaine d’années. Et les élections présidentielles françaises actuelles démontrent la fin d’un Parti Socialiste en plein effondrement. Et dans une perspective plus large, l’ensemble de l’ancien système politique français est arrivé au bout de sa logique, perdant de son souffle et peinant à se renouveler. Le travail de fonds effectué par la CIA a finalement payé, puisque la France, entre autres, est devenu un soutient quasi inconditionnel des Etats-Unis. La suprématie américaine sur la pensée française n’a pas été une action d’éclat, mais un travail de longue haleine, que la France officielle n’a pas vu venir. Cette vague a balayé toutes les pensées opposées à celle de l’Oncle Sam, y compris dans le camp des Alliés. La France dans cette situation n’a été qu’un échantillon de ce que la CIA a fait dans le monde entier. En URSS, en Amérique du Sud, en Asie et en Europe. Quant à l’Afrique dont fait partie notre pays, elle continue à vaguer au grès des vents, peinant à imposer ne serait-ce que quelques idées, à même de lui permettre de tirer son épingle du jeu. Le monde arabe s’accroche désespérément à la planche de la religion avec ses illusions, et en bout de compte ses désillusions.
Nabil Z.
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