Un livre sorti l’année dernière aborde la question de l’humour chez les grecs et les romains. Toutes les situations de la vie ont ainsi été examinées avec un regard humoristique, et des extraits de citations diverses émanant d’Homme de lettres, de philosophes et de dramaturges. Parmi ces auteurs anciens, on peut citer Apulée de Madaure, Aristophane, Ciceron, Diodore de Cicile, Euripde, Hérodote, Hypocrate, Platon,… et un certain Térence.
On peut légitimement se poser la question suivante : les Anciens, étaient-ils de joyeux drilles ? Eux, les dignes, les sérieux, les vénérables fondateurs de la philosophie, de la politique, de la littérature, ont pourtant un aspect curieusement très moderne. Ils avaient une aptitude à faire rire le lecteur en créant avec lui une connivence amusée, tout particulièrement en usant de cette forme de comique subtil appelé « l’humour ».
Chez les grecs et les romains, l’humour était présent partout : dans les comédies et les farces, mais aussi dans des genres moins attendus comme l’épopée ou l’histoire. Mais, nous append ce livre, « c’est surtout à l’occasion de dialogues, d’échanges épistolaires, de récits, que chacun laisse libre cours à sa fantaisie, en cherchant à faire rire ou sourire un interlocuteur qui sait apprécier les jeux de mots, l’impertinence du point de vue, les imaginations plaisantes ».
Parmi les auteurs de comédies et d’humour, le livre consacre une belle place à un comédien berbère qui a longtemps fait rire les grecs, un certain Publius Terence Afer. Le nom Afer fait directement référence à sa berbérité, puisque ce titre renvoie à l’Afrique romaine.
Publius Terentius Afer était un esclave affranchi, protégé par Scipion Emilien. Il a vécu au deuxième siècle avant Jésus-christ. Il a écrit six principales comédies : L’Andrienne: Histoire de la jeune fille de l’île d’Andros ; l’Hécyre: La Belle Mère ; l’Heautontimorroumenos : le bourreau de soi-même ; l’Eunuque ; Phormion (qui servira aux Fourberies de Scapin de Molière) ; les Adelphes (les Frères) : Deux frères ayant des idées opposées sur l’Education des enfants. Molière, nous dit-on s’en inspirera dans l’Ecole des Maris.
Terence est connu dans le milieu des philosophes par des déclarations profondes de sens, et qui lui sont reconnues comme faisant partie de sa philosophie. Il n’était pas question, pour les grecs, d’être autre chose que philosophe, si on a envie de percer dans la société. L’une de ses diatribes était : « Homo sum : humani nihil a me alienum puto». (Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger.) Cette pensée de l’ancien esclave paraît plus connue que l’homme libre qui l’a écrite.
Térentius a longtemps été une référence pour nombre d’écrivains et de comédiens. C’est ainsi que Molière par exemple, s’en est largement inspiré. Puis, curieusement aussi, Diderot, l’écrivain, philosophe et encyclopédiste français du 18eme siècle, celui des Lumières. Celui-ci a même écrit la biographie du célèbre comédien berbère. Il dit de lui :
« Térence était esclave du sénateur Terentius Lucanus. C’était un des plus beaux génies de Rome ! l’ami de Laelius et de Scipion ! cet auteur qui a écrit sa langue avec tant d’élégance, de délicatesse et de pureté, qu’il n’a peut-être pas eu son égal ni chez les anciens, ni parmi les modernes ! » Puis Diderot explique ce que le mot esclave désignait chez les grecs et les romains, en donnant une explication claire à ce sujet. « Le poète comique Caecilius fut esclave ; Phèdre le fabuliste fut esclave; le stoïcien Épictète fut esclave ». Autrement dit, Térence était loin d’ête un cas isolé. « Tout brave citoyen qui était pris les armes à la main, combattant pour sa patrie, tombait dans l’esclavage, était conduit à Rome la tête rase, les mains liées, et exposé à l’encan sur une place publique, avec un écriteau sur la poitrine qui indiquait son savoir-faire ». Térence était donc pris les armes à la main. Il était donc un résistant. Un digne combattant berbère, comme furent de tout temps ses ancêtres, les gens de son peuple.
Térence, nous explique Diderot devait avoir été vendu en tant que philosophe. Ce qui ne devait pas attirer beaucoup d’acheteurs. Il a dû donc être bradé. « On entendît autour du temple de Janus ou de la statue de Marsias : Messieurs, celui-ci est un philosophe. Qui veut un philosophe ? À deux talents le philosophe. Une fois, deux fois. Adjugé ». Tel était le sort des philosophes et des intellectuels rebelles chez les romains. « Un philosophe trouvait sous Séjan moins d’adjudicataires qu’un cuisinier : on ne s’en souciait pas. Dans un temps où le peuple était opprimé et corrompu, où les hommes étaient sans honneur et les femmes sans honnêteté ; où le ministre de Jupiter était ambitieux et celui de Thémis vénal, où l’homme d’étude était vain, jaloux, flatteur, ignorant et dissipé ; un censeur philosophe n’était pas un personnage qu’on pût priser et chercher ». Il n’y a donc rien de nouveau sous le soleil, comme aurait dit le roi philosophe Salomon. Ce qui était, c’est ce qui est. Et ce qui est, c’est ce qui sera. Tel était le philosophe d’hier, tel est l’intellectuel d’aujourd’hui.
Diderot poursuit : « Ces esclaves, instruits dans les sciences et les lettres, faisaient la gloire et les délices de leurs maîtres. Le don d’un pareil esclave était un beau présent… » Puis, l’écrivain-philosophe français raconte les débuts du comédien berbère. « Térence alla présenter son Andrienne à l’édile Acilius. Le poète modeste arrive, mesquinement vêtu, son rouleau sous le bras. On l’annonce à l’inspecteur des théâtres ; celui-ci était à table. On introduit le poète ; on lui donne un petit tabouret. Le voilà assis au pied du lit de l’édile. On lui fait signe de lire ; il lit. Mais à peine Acilius a-t-il entendu quelques vers, qu’il dit à Térence : Prenez place ici, dînons, et nous verrons le reste après. Si l’inspecteur des théâtres était un impertinent, comme cela peut arriver, c’était du moins un homme de goût, ce qui est plus rare », déclare Diderot. L’inspecteur a tout de suite détecté du talent, quelque chose d’inhabituel, et a su saisir l’opportunité qui se présentait à lui, en plein vol.
« Toutes les comédies de Térence furent applaudies… La fable des comédies de Térence est grecque, et le lieu de la scène toujours à Scyros, à Andros, ou dans Athènes. Nous ne savons point ce qu’il devait à Ménandre : mais si nous imaginons qu’il dût à Laelius et à Scipion quelque chose de plus que ces conseils qu’un auteur peut recevoir d’un homme du monde sur un tour de phrase inélégant, une expression peu noble, un vers peu nombreux, une scène trop longue, c’est l’effet de cette pauvreté et jalouse qui cherche à se dérober à elle-même sa petitesse et son indigence, en distribuant à plusieurs la richesse d’un seul. L’idée d’une multitude d’hommes de notre petite stature nous importune moins que l’idée d’un colosse ».
Curieusement, Montaigne ne semblait pas croire que ce fut Térence qui écrivait lui-même ses textes. Il a essayé de les attribuer à quelqu’un d’autre. Ce qui fut sèchement réfuté par Diderot.
« Laissons donc à Térence tout l’honneur de ses comédies, et à ses illustres amis tout celui de leurs actions héroïques. Quel est l’homme de lettres qui n’ait pas lu plus d’une fois son Térence, et qui ne le sache presque par cœur ? Qui est-ce qui n’a pas été frappé de la vérité de ses caractères et de l’élégance de sa diction ? En quelque lieu du monde qu’on porte ses ouvrages, s’il y a des enfants libertins et des pères courroucés, les enfants reconnaîtront dans le poète leurs sottises, et les pères leurs réprimandes ». Pourtant, Diderot ne fait pas que lancer des éloges à Térence. Il en fait aussi la critique. « Térence a peu de verve, d’accord. Il met rarement ses personnages dans ces situations bizarres et violentes qui vont chercher le ridicule dans les replis les plus secrets du cœur, et qui le font sortir sans que l’homme s’en aperçoive : j’en conviens. Comme c’est le visage réel de l’homme et jamais la charge de ce visage qu’il montre, il ne fait point éclater le rire… C’est la verve propre à Molière et à Aristophane qui leur inspire ces situations. Térence n’est pas possédé de ce démon-là. Il porte dans son sein une muse plus tranquille et plus douce. C’est sans doute un don plus précieux que celui qui lui manque ; c’est le vrai caractère que la nature a gravé sur le front de ceux qu’elle a signés poètes, sculpteurs, peintres et musiciens. (...) Mais rien n’est plus rare qu’un homme doué d’un tact si exquis, d’une imagination si réglée, d’une organisation si sensible et si délicate, d’un jugement si fin et si juste, appréciateur si sévère des caractères, des pensées et des expressions : qu’il ait reçu la leçon du goût et des siècles dans toute sa pureté, et qu’il ne s’en écarte jamais : tel me semble Térence ». La critique est de taille. Loin d’égratigner l’humoriste, elle le clarifie et le met dans le registre qui lui est propre. Elle le met en exergue et le glorifie, presque. « Je le compare à quelques-unes de ces précieuses statues qui nous restent des Grecs, une Vénus de Médicis, un Antinoüs. Elles ont peu de passions, peu de caractère, presque point de mouvement ; mais on y remarque tant de pureté, tant d’élégance et de vérité, qu’on n’est jamais las de les considérer. Ce sont des beautés si déliées, si cachées, si secrètes, qu’on ne les saisit toutes qu’avec le temps ; c’est moins la chose que l’impression et le sentiment, qu’on en remporte ; il faut y revenir, et l’on y revient sans cesse. L’œuvre de la verve au contraire se connaît tout entier, tout d’un coup, ou point du tout. Heureux le mortel qui sait réunir dans ses productions ces deux grandes qualités, la verve et le goût ! » L’éloge continue et ne s’arrête pas. C’est curieux que sur nos contrées, personne n’en pale. Il a pourtant bien marqué l’histoire de la culture occidentale, en imprimant sur elle les marques de sa beauté. Ecoutons encore Diderot à ce sujet. « Jeunes poètes, feuilletez alternativement Molière et Térence. Apprenez de l’un à dessiner, et de l’autre à peindre. C’est une tâche bien hardie que la traduction de Térence : tout ce que la langue latine a de délicatesse est dans ce poète. C’est Cicéron, c’est Quintilien, qui le disent ». Le philosophe français rapporte donc les commentaires d’éminents philosophes au sujet de Térence. Un tel hommage est rare. C’est dire que nul n’est prophète en son pays ? »
S’attardant sur le fait de traduire les textes de Térence du latin vers le français, L’encyclopédiste français nous donne une bonne leçon. Passer d’une langue à une autre, d’une culture à une autre ne peut être que d’un enrichissement certain.
« Il n’y a donc qu’un moyen de rendre fidèlement un auteur, d’une langue étrangère dans la nôtre : c’est d’avoir l’âme pénétrée des impressions qu’on en a reçues, et de n’être satisfait de sa traduction que quand elle réveillera les mêmes impressions dans l’âme du lecteur. Alors l’effet de l’original et celui de la copie sont les mêmes ; mais cela se peut-il toujours ? Ce qui paraît sûr, c’est qu’on est sans goût, sans aucune sorte de sensibilité, et même sans une véritable justesse d’esprit, si l’on pense sérieusement que tout ce qu’il n’est pas possible de rendre d’un idiome dans un autre ne vaut pas la peine d’être rendu. S’il y a des hommes qui comptent pour rien ce charme de l’harmonie qui tient à une succession de sons graves ou aigus, forts ou faibles, lents ou rapides, succession qu’il n’est pas toujours possible de remplacer ; s’il y en a qui comptent pour rien ces images qui dépendent si souvent d’une expression, d’un onomatopée qui n’a pas son équivalent dans leur langue; s’ils méprisent ce choix de mots énergiques dont l’âme reçoit autant de secousses qu’il plaît au poète ou à l’orateur de lui en donner; c’est que la nature leur a donné des sens obtus, une imagination sèche ou une âme de glace. Pour nous, nous continuerons de penser que les morceaux d’Homère, de Virgile, d’Horace, de Térence, de Cicéron, de Démosthène, de Racine, de La Fontaine, de Voltaire, qu’il serait peut-être impossible de faire passer de leur langue dans une autre, n’en sont pas les moins précieux, et loin de nous laisser dégoûter, par une opinion barbare, de l’étude des langues tant anciennes que modernes, nous les regarderons comme des sources de sensations délicieuses que notre paresse et notre ignorance nous fermeraient à jamais ».
La réputation de Térence a donc dépassé les frontières politiques et culturelles, comme elle a aussi dépassé celles du temps. Il a été traduit en Angleterre, influençant jusqu’à la mentalité du public, inspirant certainement des génies comme Colman et Shakespeare.
« M. Colman, le meilleur auteur comique que l’Angleterre ait aujourd’hui, a donné, il y a quelques années, une très-bonne traduction de Térence. En traduisant un poète plein de correction, de finesse et d’élégance, il a bien senti le modèle et la leçon dont ses compatriotes avaient besoin. Les comiques anglais ont plus de verve que de goût ; et c’est en formant le goût du public qu’on réforme celui des auteurs. Vanbrugh, Wicherley, Congrève et quelques autres ont peint avec vigueur les vices et les ridicules : ce n’est ni l’invention, ni la chaleur, ni la gaieté, ni la force, qui manquent à leur pinceau ; mais cette unité dans le dessin ; cette précision dans le trait, cette vérité dans la couleur, qui distinguent le portrait d’avec la caricature. Il leur manque surtout l’art d’apercevoir et de saisir, dans le développement des caractères et des passions, ces mouvements de l’âme naïfs, simples et pourtant singuliers, qui plaisent et étonnent toujours, et qui rendent l’intuition tout à la fois vraie et piquante ; c’est cet art qui met Térence, et Molière surtout, au-dessus de tous les comiques anciens et modernes. Nabil Z.
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