Pour parler de la langue Kabyle, il est difficile d’ignorer la langue Berbère dont elle émane. L’histoire de ces deux langues est tellement liée, qu’il serait difficile de parler de l’une en ignorant l’autre.
Par contre, alors que la langue Berbère est celle de tous les peuples de l’Afrique du Nord, le Kabyle n’est la langue que du peuple appelé Kabyle. Ce dernier occupe une petite proportion du territoire berbère, au centre nord de l’Algérie. Depuis la vallée de Siwa à l’Ouest du Nil, jusqu’aux Iles Canaries, depuis la Méditerranée jusqu’au fleuve Niger et des confins de l’Afrique Sub-Saharienne, les peuples autochtones ont toujours pratiqué la langue berbère, avec ses différentes déclinaisons locales. On distingue ainsi le Kabyle du Mozabite, du Chleuh, du Chawi, du Nefzaoui, du Siwi, du Tamacheq, etc… Parmi toutes ces langues, le Kabyle semble être le plus connu de ces parlers nord-africains. Ce serait dû à deux facteurs essentiels : Le facteur géographique : La Kabylie se situe au nord de l’Afrique Septentrionale, sur le littoral méditerranéen. Ce qui l’a de tout temps confronté aux peuples du Nord de la Méditerranée. De plus, elle a de tout temps disposé de ports commerciaux depuis la plus haute antiquité. Le port de Saldae en Kabylie (Béjaia actuellement) a été largement utilisé par les romains pour exporter les denrées alimentaires produites sur les hauts plateaux, derrière les Monts des Babors, et dans la Vallée de la Soummam. Le facteur historique : Pour remonter au plus haut dans l’histoire, Hérodote parlait déjà de la tribu des Kabales, au 5eme siècle avant Jésus-Christ. Au 4eme siècle après Jésus-Christ, les romains se plaignaient des difficultés qu’ils rencontraient pour dompter la Kabylie appelée alors, les Quinquagentaneï, les cinq tribus. L’arrivée des arabes va, peu à peu, repousser les Kabyles, rejoints par plusieurs autres tribus des plaines, vers les montagnes. C’est pourquoi la Kabylie a réussi à préserver sa langue de l’influence arabe, et qu’elle a su résister aux espagnols, aux turcs et aux français. Et plus tard, à l’idéologie arabo-islamique prônée par le pouvoir algérien. La Période Française : A l’arrivée des français, plusieurs intellectuels se sont intéressés au peuple kabyle et à sa langue. Il a donc fait l’objet d’une attention particulière dès les premières années de la colonisation. En effet, déjà en 1844 fut publié le premier dictionnaire kabyle. Puis, entre 1858 et 1873, un Anthropologue, Général de l’Armée française, publia plusieurs ouvrages sur la Grammaire kabyle, les Poésies populaires du Jurjura et un livre en trois volumes, La Kabylie et les coutumes kabyles en 1873. C’est dire l’intérêt que témoignait ce général Adolphe Hanotau à la Kabylie, ses coutumes et sa langue. Il faudrait aussi mentionner l’influence de Charles de Foucault, moine catholique qui a commencé à travailler sur les Touaregs, avant de créer des confréries religieuses appelés « Pères Blancs » et « Sœurs Blanches », qui ont beaucoup œuvré en Haute Kabylie à partir de 1868. En même temps que le travail fait en faveur de la population kabyle, dans le domaine social, culturel et sanitaire, un travail en profondeur fut réalisé par ces religieux, notamment dans la description de la langue Kabyle, jusqu’à leur départ définitif de l’Algérie dans les années soixante-dix du vingtième siècle. On leur doit ainsi le Fichier Documentaire Berbère, et le Dictionnaire Kabyle-Français. Ces documents restent encore aujourd’hui une référence scientifique de grande importance, pour l’étude de la langue et de la société kabyles. En même temps, l’Université d’Alger va créer une Chaire de la Langue Berbère, dirigée par René Basset. Celui-ci a publié de nombreux ouvrages sur les berbères, leur langue leur religion et leurs coutumes. La Chaire qu’il a créée fut fermée dès l’accession de l’Algérie à l’indépendance. Langue Orale Il faut dire que, comme la plupart des langues africaines, le Kabyle était essentiellement de transmission orale. De manière plus générale, la langue Berbère souffre de la rareté de traces écrites. Les artefacts existants montrent en effet que l’écrit existait depuis longtemps, mais que l’oralité a prédominé durant tous ces siècles. Les intellectuels berbères comme Apulée de Madaure, Tertullien ou Saint Augustin, utilisaient le latin comme support de leur pensée. Les Rois et Hommes politiques utilisaient plutôt la langue punique, qui était un mélange de phénicien et de berbère. Des exceptions existent quant au Grec, utilisé par exemple par le Roi Juba II au premier siècle. Juba II appelé « le plus savant des Rois ». Cette tradition d’utilisation de support écrit en langues étrangères a perduré également à l’arrivée des arabes. Le latin et le punique ont été remplacés par l’arabe. Mais il existe des documents de langue berbère rédigés en caractères arabes, comme le Kitab Al Barbaria retrouvé chez les Mozabites. Vers le dernier quart du 19eme siècle, l’Administration Coloniale française en Algérie a décidé d’ouvrir l’école républicaine aux autochtones. Un jeune enfant du nom de Amar Boulifa va en profiter, et il sera parmi les premiers autochtones à s’intéresser de manière scientifique et rationnelle à la langue Berbère. Il était à la fois linguiste, sociologue et historien à la Faculté des Lettres d’Alger. Amar Boulifa va produire plusieurs ouvrages sur la langue berbère et donnera ainsi un élan décisif aux études sur la langue berbère. Il a initié une méthode particulière qui consistait à transcrire la langue berbère en caractères latins. Après sa mort en 1931, commençaient à sortir plusieurs livres berbères utilisant justement ces caractères latins. C’est ainsi que commençaient à être retranscrits la poésie et les contes kabyles et à être diffusés, encourageant ainsi la production littéraire, notamment dans la chanson et le théâtre. L’Algérie indépendante : Dès l’accession de l’Algérie à l’indépendance, la politique du Gouvernement fut l’arabisation. Sous prétexte de préserver l’unité du pays, il était important, aux yeux des gouvernants, de réprimer tout ce qui ne se réclamait pas de la politique officielle : une seule religion, un seul parti et une seule langue. Toute expression divergente était réprimée. Tout ce qui restait de la langue Kabyle fut la Chaine 2 de la radio algérienne, émettant quelques heures par jour en Kabyle. Cela ne découragea pas les intellectuels comme les écrivains Mouloud Mammeri et Kateb Yacine et de beaucoup d’autres, à se revendiquer de la berbérité. Kateb Yacine, qui se croyait « arabe », réagit quand il a découvert sa berbérité. Il adressa un message clair au Gouvernement : « Si nous sommes arabes, pourquoi nous arabiser ? Et si nous ne sommes pas arabes, pourquoi nous arabiser ? Car en effet, tout devait être arabisé dans le pays : Administration, justice, signalétique routière, enseignes des magasins, école, université, etc… Des cours d’arabe furent donnés en fin de journée aux travailleurs considérés alors comme analphabètes, même s’ils excellaient en français. Ce qui posait le plus de problème au Gouvernement, c’était la proximité de la Kabylie par rapport à la Capitale, et le caractère revendicatif des Kabyles, ou qu’ils soient : A Constantine, toute expression autre qu’arabe fut sévèrement réprimée. Ni Kabyle, ni Chaoui n’étaient autorisés, malgré le fait que les Constantinois étaient à majorité Kabyles et Chaouis. On encouragea l’émergence du mouvement islamiste se revendiquant de la culture arabe, pour étouffer toutes les autres langues. On y a construit une université des sciences islamiques et les universités des sciences humaines furent arabisées sur tout le territoire. Car la langue est un véhicule. Elle rapporte l’Histoire et rappelle les faits, elle transporte les idées, elle véhicule une culture et des traditions. En cela, le Berbère en général, et le Kabyle en particulier, revendiquent des idées opposées à celles prônées par le Gouvernement : Laïcité, démocratie, droits de l’Homme, libertés,… La résistance Kabyle eut pour support la chanson. Marguerite Taos Amrouche, chrétienne Kabyle, avait porté avec sa voix et sa plume, la revendication berbère jusque dans l’hexagone. Le développement de la musique kabyle a connu son essor durant les années de plomb, ou plusieurs chanteurs comme Slimane Azem, mort à Moissac en 1983, Ait Menguellat ou encore le célèbre Matoub Lounès. Plusieurs d’entre eux ont été condamnés à l’exile, d’autres arrêtés et emprisonnés et d’autres encore, assassinés. Sur le plan culturel, des initiatives ont été prises pour organiser la revendication berbère, notamment en créant l’Académie Berbère, et le Mouvement Culturel Berbère dans les années soixante-dix. Les deux ont fini par être oubliés, une fois que la revendication a été portée directement par la population. Notons tout de même, qu’il faut porter au crédit de l’Académie Berbère, la création du drapeau amazigh revendiqué dans toute l’Afrique du Nord, et activement combattu par le Gouvernement algérien à l’heure actuelle, et la formalisation du Calendrier Berbère.
En parallèle, plusieurs intellectuels ont inscrit la revendication Kabyle et Berbère dans l’Universalité. Notamment en faisant des traductions ou des adaptations en berbère d’œuvres littéraires internationales ou maghrébines d’auteurs comme Anton Tchekov, Bertolt Brecht, Samuel Beckett, Molière, ou Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri...) ; Il y eut aussi la création d’œuvres originales. Notamment des dictionnaires de langue, de botanique, d’informatique, d’électronique, etc… directement en Kabyle. N’oublions pas non plus le rôle de l’émigration. Car c’est en France essentiellement, mais aussi en Espagne, Belgique et Allemagne que se réfugiaient les berbéristes. L’Occident leur assurait liberté et protection. Il a servi de véritable refuge, mais aussi de base de développement de cette revendication identitaire, et de construction de la résistance au projet d’arabisation de la Kabylie. L’émigration a aussi servi à financer les publications et les productions musicales.
Le Printemps Berbère :
Ce qui contribua à la renaissance de la revendication berbère en force, fut la répression. Ce fut l’interdiction d’une conférence de Mouloud Mammeri à l’Université de Tizi-Ouzou qui a déclenché ce qui sera appelé « Le Printemps Berbère » en Avril 1980. Un soulèvement estudiantin dans un premier temps, puis de toute une population, pour revendiquer son identité berbère et réclamer la reconnaissance de sa langue et sa culture.
Depuis, le Gouvernement a fait marche arrière. Petit à petit, la langue berbère avec toutes ses déclinaisons, ont repris du poil de la bête. Le combat mené essentiellement par les Kabyles, puis les chaouis, les mozabites et les touaregs en Algérie, et les rifains au Maroc a profité à l’ensemble des autres composantes de la Berbérité. Un journal télévisé quotidien a été programmé sur une chaine publique algérienne, avant de passer à la création d’une chaine en Tamazight, ces dernières années.
En 1990 et 91 furent créés des Départements de la Langue et Culture Berbère dans les Universités de Tizi-Ouzou et Béjaia. Après la Grève du Cartable dans les années quatre-vingt-dix, la langue berbère fut introduite à l’école et petit à petit au collège et au Lycée. De plus en plus d’écoles s’ouvrent aux cours de langue berbère un peu partout, même s’il y a encore de la résistance et qu’il faille persévérer dans ce combat.
Sur le plan politique, le Berbère est d’abord reconnu comme l’une des composantes du peuple algérien, et cette langue reconnue comme « Langue Nationale » au niveau de laConstitution. Puis, il y a cinq ans, elle a gagné le statut constitutionnel de « Langue Officielle ».
Au Maroc, la langue berbère a connu, en gros, les mêmes péripéties, aboutissant à la reconnaissance officielle de la langue. En Tunisie le réveil est plus lent, mais il y a de plus en plus de tunisiens qui revendiquent leur appartenance à l’identité berbère. En Libye, depuis la chute de Kadhafi, les populations se revendiquent ouvertement de la berbérité, et dans certaines régions de l’Ouest, la langue berbère est enseignée dans les écoles. Les égyptiens également profitent, dès qu’il y a une fenêtre ouverte, de clamer leur amazighité, notamment par les habitants de la Valée de Siwa, à l’Ouest du Nil. Même aux Iles Canaries, il y a un mouvement revendicatif des autochtones qui se réclament de la berbérité.
Reste le cas des pays sahéliens, ou les informations sont moins claires. Mais il faut rappeler que l’Azawad et plusieurs régions du Mali, du Niger et jusqu’au Burkina Fasso se réclament de l’amazighité, tout comme en Maurétanie.
En Octobre dernier, l’Union Africaine s’est ouverte pour intégrer la langue Berbère parmi les langues officielles reconnues par l’Union.
Le combat continue :
On pourrait croire que le combat est gagné. Mais on en est loin. Ces changements obtenus aux forceps restent largement absents sur le terrain. L’enseignement du Tamazight reste encore optionnel dans les écoles. L’administration, la justice et les corps constitués fonctionnent encore exclusivement en arabe. La Langue Berbère avec ses déclinaisons locales sont absents de la vie politique, malgré son institutionnalisation officielle. De plus, le facteur religieux joue un rôle important dans l’opposition manifestée à l’encontre de la langue berbère. L’arabo-islamisme est une idéologie puissante qui véhicule une pensée visant à dominer les peuples autochtones et à les priver de leur identité, de leur culture et de leur langue. En décrétant que l’arabe est la langue du Paradis, on a créé un obstacle majeur dans l’esprit des gens, pour revendiquer pleinement leur identité ancestrale et millénaire.
La production cinématographique purement berbère est quasiment absente. Ce fut un film chrétien qui a été pour la première fois doublé en Kabyle. Par ailleurs, et depuis ces dernières années, un combat est mené par les arabo-musulmans pour obliger le gouvernement, maintenant que la langue Berbère est constitutionnalisée, à adopter les caractères arabes pour la transcription de la langue Berbère. Cela se ferait directement contre les caractères latins jugés colonialistes, et le Tifinagh, le véritable caractère Berbère, comme relevant d’un passé révolu. Le danger de cette démarche, serait d’enfermer à nouveau le Tamazight dans l’arabe qui l’a étouffé durant des siècles. La production littéraire amazigh sur support arabe est quasi inexistante. Par contre, et depuis le milieu du vingtième siècle, le support latin a servi à une production littéraire et intellectuelle de plus en plus abondante.
C’est donc dans le domaine de l’esprit que se situe le combat. Même si les aspects culturels et politiques ont un rôle à jouer, il est important de situer pleinement l’obstacle et l’identifier afin d’y mieux faire face.
Depuis une année un groupe d’études et de recherche sur l’histoire de l’Afrique du Nord a été créé. Il a pour objectif de déterrer l’histoire pagano-judéo-chrétienne des berbères, avec toute sa dimension sociale, culturelle, philosophique et religieuse. C’est une histoire qui est totalement absente des programmes scolaires et officiels en Afrique du Nord. Dans l’historiographie officielle moderne, l’Afrique du Nord est venue à la civilisation après l’arrivée des arabes. Auparavant, les berbères auraient été une sorte de peuple sauvage, adorant des idoles et marchant dans l’obscurité la plus totale.
La réalité est portant tout-autre. Avant l’arrivée des arabes, l’Afrique du Nord a été la Lumière de l’Occident, comme le dit l’Abbé Vincent Serralda. Beaucoup ignorent que Tertullien, Cyprien et Saint-Augustin étaient berbères. Beaucoup ne savent pas qu’Apulée de Madaure était mi-gétule, mi-numide, comme il se définissait lui-même. Combien savent que le premier évangile a été rédigé par un Berbère, Saint Marc de Cyrène en Libye. Les villes comme Cyrène en Libye, Carthage en Tunisie, Cirta, Césarée et Hippone en Algérie, Tingis et Volubilis au Maroc étaient de véritables centres intellectuels qui ont longtemps contribué par leur pensée, leurs œuvres et travaux au façonnement de l’Occident, comme le rappelle l’américain Thomas Oden. Combien ont conscience que c’est la découverte en Kabylie des chiffres faussement dits « arabes », par Léonardo Fibonacci, qui a permis à l’Europe de décoller au niveau scientifique, en adoptant le mode de calcul inventé par les Berbères.
Certainement, et pour assurer un lendemain de liberté de penser, d’agir et de partager, le combat doit continuer. L’épisode de la répression du drapeau berbère n’est que le révélateur de la fin d’un système à court d’arguments, qui n’a rien trouvé de mieux qu’à tirer ses dernières cartouches, car l’histoire ne peut s’arrêter aux caprices politiques, mais obéis à ses propres lois que nul ne peur changer.
Nabil Ziani
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Eclaire dans la nuit
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